Daniel SOIL, Agdez, dernière page, M.E.O., 2022, 124 p., 15 € / ePub : 8,99 €, ISBN : 978-2-8070-0323-1
Lorsque l’on retrouve le corps lacéré de Johannes V, expert des Nations Unies au Maroc, ses instances décident de charger Jean, un attaché culturel belge, de recueillir des informations sur les circonstances de son meurtre. Des hypothèses circulent qui mettent en évidence les positions progressistes de la victime, fervent défenseur des droits humains et de la diversité culturelle, posture passant pour audacieuse à l’heure où d’autres resserrent les mailles de la pensée.
Sous la direction d’Aïcha, une journaliste proche de Johannes, il entame un périple qui le mène dans plusieurs villes du pays et, surtout à multiplier les angles d’approche. Bien sûr, il y a les accueils officiels, ceux des ministres qui verrouillent les rencontres pour étouffer les voix discordantes dans leurs ballets luxueux et savamment orchestrés où ils convient leurs fidèles. Très vite, il est aussi immergé dans des caucus plus colorés, tel celui de l’Assistance discrète, un groupement élitiste, conservateur voire réactionnaire qui serait prêt à lui ouvrir ses portes. En contrepoint, des intellectuels, des gens du spectacle, des universitaires engagés qui se sont souvent connus alors qu’ils étaient incarcérés dans la prison d’Agdez, aujourd’hui désaffectée. Le contraste entre ce deux univers est total, les convictions de Jean le portant d’emblée vers le second où il trouve aussi une convivialité et une liberté de parole et de pensée à sa mesure.
La recherche de la vérité prend souvent de longs détours, surtout quand ceux qui servent de guides en détiennent eux-mêmes les clés. Le périple est un parcours initiatique qui permet de mesurer si le requérant est à la hauteur de ce qui lui sera révélé le cas échéant. Il lui donne l’occasion de découvrir de l’intérieur la société marocaine en ébullition, les attentes fortes d’une jeunesse impatiente, la tentation terrible de l’exil, l’exacerbation des tensions que les injustices croissantes engendrent. Sans oublier le fossé grandissant entre les traditions persistantes et la vie moderne des couples. Mais dans tous les cas, ce parcours révèle la richesse culturelle multiple du Maghreb, l’empreinte du colonialisme, et son lien ambivalent avec l’usage du français. Et partout, inconditionnellement, une chaleur, une générosité qui ne démentent pas la réputation du pays. À mesure que les jours passent, Jean et Johannes se confondent peu à peu pour ne former qu’un seul prénom et une seule silhouette, moment où l’émissaire est prêt à en savoir plus…
Les romans de Daniel Soil sont empreints d’une sensualité sans détour. Dans Agdez, dernière page, Jean est d’emblée subjugué par la beauté d’Aïcha, et il s’engage entre eux un savant chassé-croisé fait à la fois de retenue et d’audace qui double la tension liée à l’objet premier du séjour. Fort de son expérience de 11 ans comme délégué Wallonie-Bruxelles au Maroc puis en Tunisie, l’auteur renouvelle sans redite l’exploit de L’avenue, la kasbah : il déploie avec talent une fresque qui honore ceux et celles qui, précisément dans les lieux où ces valeurs sont menacées, se battent pour la justice, la dignité et la liberté.
Thierry Detienne