Les secrets de Félicien

Paul DE RE, Le chantoir du diable, Murmure des soirs, 2022, 140 p., 20 €, ISBN : 978-2-930657-88-2

de ré le chantoir du diableCréatrice  et directrice de la maison d’édition Murmure des soirs – dont on célébra il y a peu la première décennie –, Françoise Salmon publie le dernier roman en date d’un écrivain à la fois prolifique et multiple, Paul de Ré. Auteur et interprète de nombreuses chansons (de 1974 à 1986, le futur romancier publia pas moins de cinq 33 tours  dont on retrouve avec nostalgie quelques traces  sur l’internet), l’écrivain liégeois inscrit, après des premiers romans « régionalistes », tous les trois ans un nouveau roman au catalogue de Murmure des soirs : les deux volumes de La pierre au cœur (2013), Mademoiselle de ces gens-là (2016), Les secrets du bastidon bleu (2019).

Le chantoir du diable, paru cette année, se déroule à Florenval, lieu imaginaire au flanc d’une des vallées de l’Ourthe. Le livre s’ouvre par un avertissement au lecteur, prévenu que le réel et la fiction s’entremêlent dans cette histoire, et par une légende médiévale qui donne son nom au lieu-dit (une caverne karstique, creusée par l’eau dans les couches souterraines des sols calcaires) et au roman.

Félicien Jaumiotte est la figure centrale du livre. « Vieux jeune homme », vieillard solitaire occupant toujours, à nonante ans passés, la ferme de ses parents, il a la réputation d’être guérisseur, mais aussi gardien de secrets liés à ce « chantoir », et témoin du temps des carrières qui tournaient à plein et donnaient du travail à des centaines d’ouvriers…, le temps du tram à vapeur et de ses kyrielles de wagons chargés de pierres…, le temps de la guerre et de l’Occupation (même si, sur ce chapitre, il s’obstine à rester muet)…

Le ton est donné dès les premières pages où l’on retrouve l’ancrage dans le terroir, les secrets que l’on espère enfouis à jamais, et l’attachement à une langue dont l’écrivain explore avec bonheur la musicalité dialectale, à la manière d’un Louis Delattre. Félicien est un vieux taiseux routinier. De Ré évoque avec un lyrisme toujours retenu, les temps anciens où les carrières étaient encore en activité, où il n’y avait pas qu’un seul magasin et un seul bistrot dans le village, les deux étapes quotidiennes du vieil homme au guidon de sa vieille bécane. De la ferme au village et du village à la ferme, le trajet de Félicien est identique, marqué chaque fois par une halte au bord du « trou Lénard », vestige d’une de ces carrières mortes, où le vieil homme se laisse envahir par les souvenirs d’enfance, les jeux auxquels, avec ses petits camarades, il se livrait ici, la mort de sa mère en 1939, l’Occupation aussi, jusqu’en 1944… Depuis des années, la monotonie des jours n’est interrompue que par la visite de sa nièce, Marie-Claire.  

La routine sera bousculée par l’arrivée inopinée à proximité de la ferme de Manou, une gamine de vingt ans, aux cheveux roux, dont le scooter tombe en panne tandis qu’une pluie d’orage l’oblige à se réfugier chez le nonagénaire. Elle reviendra à plusieurs reprises chez le vieil homme, pour des visites en toute innocence dont il craint qu’elles ne prêtent à malentendu si elles devaient être connues du village. Les mauvaises langues n’épargneraient pas le vieux célibataire ! Celui-ci découvre avec Manou l’affection sans ambiguïté  d’un arrière grand-père, tandis que les railleries et les commérages vont bon train.

Lorsque des spéléologues suréquipés décident d’explorer le Trou Lénard, Félicien tente d’empêcher l’accès à ce qui lui servait de cachette aux trésors quand, enfant, avec son camarade Wirquet, il se glissait dans les crevasses calcaires… où dorment encore des secrets qu’il ne faudrait pas que les importuns réveillent.  On n’en dira pas ici davantage, au risque de dévoiler au lecteur ce qui le tiendra en haleine au fil des pages.

Avec un phrasé au classicisme nourri de terroir wallon, une distribution de personnages attachants, le romancier déploie ses talents de conteur avec une gourmandise que le lecteur savoure à chaque page. À la fin du volume, quelques sites internet permettent de nouer la fiction à la réalité des lieux où elle se déroule et, qui sait ?, donneront l’envie d’aller y voir de plus près…

Jean Jauniaux