« vieil enfant aux mains tachées d’encre… »

Carl NORAC, L’envers des circonstances / De keerzij van de toestand / Die andere Seite des Geschehens, Maelström Reevolution, 2022, 18 €, 232 p., ISBN : 9782875054258

norac l'envers des circonstancesCarl Norac possède cette capacité de nous emmener, de nous embarquer dans son sillage. Des voyages dans l’espace, vers ces contrées qu’il affectionne particulièrement mais aussi dans le temps, celui de l’enfance qu’il cherche toujours à retrouver par le biais d’une sorte de mélancolie communicative et qui nous fait dire qu’on a tous un peu de Norac en nous. Les thèmes, chers au poète, épinglés par la récente anthologie publiée dans la collection Espace Nord sous le titre de Piéton du monde se retrouvent ici, dans ce recueil composite, L’envers des circonstances.

La longue préface sur le mode du « je me souviens » balise les chemins empruntés par l’auteur depuis janvier 2020, depuis la réception du titre de poète national et la crise sanitaire. Textes de circonstances donc, dans la première partie. Textes en prise avec le réel, ancrés dans le temps vécu, quotidien comme les chants marins du festival « Oostende voor anker » qu’il découvre lors de son installation dans la ville portuaire en mai 2019. Car les plages de l’enfance passée entre le Hainaut et la Flandre n’ont jamais vraiment déserté son imaginaire même si entretemps il aura baladé son encrier sous de nombreuses latitudes. Se souvenant « de l’étrangeté d’aller vivre devant la plage de son enfance, comme si soudain, nous retrouvions dans le sable, contre toute attente, nos pas de gamin encore visibles », Carl Norac poursuit l’immersion du poème dans la mer, au bord de la p(l)age, terrain de jeu du « vieil enfant aux mains tachées d’encre. » Mais le poète qui vit dans son époque sait l’urgence qu’impose l’actualité chahutée, il ne craint pas dès lors de s’engager, de pourfendre, de défendre dans certains textes-charges comme dans ce onzième poème national de décembre 2021,

Encore et toujours, la femme et l’homme se relèvent
devant ce rideau qu’il leur faut à présent déchirer,
arracher des écrans, des parvis.
Face à l’offense d’être cibles,
il n’est plus temps ici, amies, amis,
de
rallumer les étoiles
ou de converser à propos des
assis.
Pour seule urgence est venue l’heure
de la grande désobéissance.
 

Malgré la révolte, le poète retrouve une sérénité lorsqu’il évoque, dans ses textes-hommages, les figures tutélaires qui l’ont accompagné depuis les premiers prix littéraires obtenus dans les années 1980. Ici encore, c’est le souvenir qui ravive les joies, les plaisirs de lecture et d’écriture partagées, Marcel Moreau, Paul Snoek, Hugo Claus surtout, compagnons de route. Vaste sarabande de poètes que Norac aura rencontrés au fil de ses pérégrinations à travers le monde et cette Belgique plurilingue qui, sous sa plume, n’a cure des frontières.

Voilà l’autre force du livre, traverser l’espace en multipliant d’une certaine façon les points d’accès au texte puisque le recueil est ici présenté en double traduction, néerlandaise et allemande. Le stylo sous le bras, comme un objectif photographique, et cette passion pour l’autre, cette envie de croquer l’anonyme, le visage croisé sur un quai de gare ou dans un bistrot, Norac le décapuchonne à chaque secousse des trains qu’il prend. Celui par exemple qui relie Ostende à Eupen et qu’il prit une quinzaine de fois durant l’hiver scande les fragments réunis ici, autant de tesselles éclatées formant l’amorce d’un livre à venir, quand « la ligne du paysage devient la ligne de l’écriture. »

Assis sur un banc de la gare de Bruges, près du panneau des horaires,
un enfant regarde le monde dans un verre d’eau. Il semble
fasciné par cette absolue transparence. Rien d’autre ne
l’intéresse, ni du mouvement des départs, ni de l’élan
des retours. Un doute y flotte cependant, une salissure, à
droite dans son verre, comme une cendre du passé.
Le gamin l’enlève avec l’ongle tout en continuant à se
parler à lui-même, à chercher la merveille dans un reflet. 

Presque cinématographique, l’écriture retient le souffle, le temps d’une image volée, captée par l’objectif. Et comment ne pas penser ici à la dernière scène du film de Verneuil, Un singe en hiver, quand l’enfant, malgré les aléas de la vie, reste émerveillé par les histoires que lui narre Jean Gabin. Puisant aux sources d’une émotion qui surgit dès l’enfance, l’écriture de Carl Norac nous emmène loin, dans les rêveries des mappemondes, comme pour mieux nous ramener, après exploration, vers les châteaux de sable qu’effacèrent, au fil du vent, les marées de circonstances.

Rony Demaeseneer

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