Du geste graphique et poétique

Un coup de cœur du Carnet

Pierre-Yves SOUCY et Olivier SCHEFER, Vertiges de la main, Lettre volée, 2022, 80 p., 18 €, ISBN : 9782873175641

soucy schefer vertiges de la main« Que fait un poète lorsqu’il dessine ? ». Par sa question inaugurale, Olivier Schefer interroge avec brio les créations graphiques de Pierre-Yves Soucy en les confrontant aux créations poétiques. Dans les dessins au fusain, dans le dynamisme des traits, les frottages, les précipités de strates, notre œil perçoit une poétique des traces, des empreintes et des échos. En poésie et dans les arts plastiques, graphiques, Pierre-Yves Soucy se livre à une exploration des interstices. Creusant, laissant affleurer les signes, les formes, à tout le moins leur ébauche, il travaille sur l’inchoatif et l’estompement, dans le respect des matières (matière des mots, matière du visible, des traits) qu’il approche, que la main et que l’œil écoutent.

Comment un poète habite-t-il l’espace de la page et l’espace de la feuille ? Le rapport qu’il noue avec un autre registre de signes porte-t-il trace de sa relation première au poème ? Dans l’œuvre de Pierre-Yves Soucy, une cohérence intime, souterraine sous-tend son approche poétique et son approche graphique. Une cohérence qui prend le visage d’un même mouvement qui s’avance en deçà du verbe, de l’écrire et en deçà du dessiner. La torsion est tout à la fois archéologique et génésique.

Au plus nu, les mots de Pierre-Yves Soucy se traversent vers l’ailleurs. Cet ailleurs, à l’intérieur du monde, la main qui dessine le convoque, l’invite, enchevêtrant des plans, des perspectives, disposant des volumes, dans une gestualité génératrice de formes émancipées de leur référent. Art des relations, art du tracer, l’écrire et le dessiner accomplissent une traversée de l’indicible dans le chef du dessin, une traversée de l’invisible pour le poème. Créations siamoises mais distinctes, elles affectionnent le chiasme. Alphabet noir, lettres-lianes, signes-cheveux qui ponctuent l’éclosion des masses, des forces en mouvement, superposition des couches de l’être et du non-être rendues apparentes, en demande de visible, densité des traits, des grilles ou grands aplats noirs, blancs, gris… une mémoire des états du monde intérieur et extérieur se donne à voir.

Qu’il use du mot ou du fusain, Pierre-Yves Soucy est un guetteur à l’affût de l’avènement d’un quelque chose. Il s’agit de se tenir à l’endroit où se libère un monde à partir de l’aléatoire, de la mélodie du hasard et de l’ouverture au rythme. Dans les souveraines séries de dessins que Vertiges de la main nous offre à contempler, une énigme, un etwas s’arrache au grouillement du monde, au magma du chaos, à la jonction d’un instant fulgurant et d’une attente d’une germination sui generis. Le regard est une affaire d’angle, de saisie des flux, d’infra-perceptions (de petites perceptions dirait Leibniz) qui soulèvent des configurations visuelles insoupçonnées par un saut au-delà du cognitif, de l’esprit, à partir d’une sensibilité incarnée.

Il n’y a pas seulement ce que la pensée, la réflexivité, est capable de conduire. Il y a ce que la main a la capacité de réaliser. C’est dire que la forme jamais ne méconnaît le geste (…) Et j’ajouterais, pour conclure, ce mot de Paul Klee, qui n’est pas sans appuyer notre échange sur cette question du geste de la main : « La main exercée est souvent plus savante que la tête ». (Pierre-Yves Soucy)

C’est à partir du corps pensant, dansant, agissant que la création poétique et la création graphique jaillissent avec leurs matériaux propres, leurs problèmes et leurs signatures irréductibles.

En profondeur, toutefois, nous retrouvons une semblable rumination du monde : que l’expérience d’écriture ou de dessin au moment où elle se fait est celle de l’expérience de quelque chose qui résiste à toute saisie. (Pierre-Yves Soucy)

Les éditions de La Lettre volée se placent sous le signe d’Edgar Allan Poe, de sa nouvelle éponyme. Si la lettre, le verbe ont été volés au sens où ils se sont détournés de leurs possibles, lettre et verbe nous sont quelque part rendus par le trait graphique. Ce que l’œuvre de Pierre-Yves Soucy nous révèle, nous rappelle, c’est que le verbe est né dans le prolongement du trait graphique, que l’origine de l’écriture est le dessin, la trace, l’inscription. C’est ce mouvement de remontée généalogique qu’il déploie dans ce superbe essai qui se clôture par un entretien décisif entre Olivier Schefer et Pierre-Yves Soucy.

Véronique Bergen

Plus d’information