« Gimme danger » chantaient les Stooges
Un coup de cœur du Carnet
Laurent DE SUTTER, Éloge du danger (Propositions, 2), PUF, coll. « Perspectives critiques », 2022, 140 p., 13 €, ISBN : 978-2-13-082702-3
Chez Laurent de Sutter, l’exercice de la pensée prend la forme d’un protocole d’expérimentation qui combine passion de l’axiomatique, musique de la jurisprudence et méditation tout en paradoxes. On peut voir dans les traités aussi denses que jazzy qu’il délivre la version juridico-philosophique des Petits traités que Pascal Quignard assemble sous le titre de Dernier royaume. Après Pour en finir avec soi-même (Propositions, 1), Éloge du danger (Propositions, 2) déroule un paysage conceptuel qui ausculte la notion de danger et celles, limitrophes et combien différentes, de risque, de péril.
Si l’architectonique globale de l’œuvre de Laurent de Sutter affiche le visage d’un archipel, d’un système archipélagique, l’architecture de chaque traité allie déductions, loopings du paradoxe et pensabilité de ce qui fuit. Ce qui relie l’œuvre musicale City Noir de John Adams (laquelle précipite les auditeurs dans l’inconnu et l’inconfort de l’imprévisible) aux études anthropologiques de Mary Douglas, la question de la souveraineté, de sa fondation en légitimité, au droit romain, c’est la notion de danger que Laurent de Sutter questionne en la sortant de la sphère psychologique et en l’inscrivant dans le champ juridique. Davantage qu’une translation, il s’agit d’une métamorphose. Ce premier déplacement (des affects à l’organisation du monde) implique que le danger soit situé dans un espace ordonné dont il menace l’existence. Produit par l’ordre qui le constitue en repoussoir, le danger forme comme le double de l’espace du pouvoir et se définit par sa dimension juridique. En lieu et place d’un danger saisi dans une phénoménologie des émotions, dans un instinct de survie dans le cadre de l’état de nature ou de ses néo-versions « civilisées », le danger est corrélé à l’univers du droit. Le schéma de son engendrement rappelle l’énoncé de saint Paul, « La loi crée le péché », autrement dit l’établissement de la loi engendre la transgression.
Penser le danger revient à interroger le droit de propriété, le dominium et son lien à la violence, la question de la souveraineté et son passage de la légitimation par la loi divine à la fondation laïque du pouvoir. Penser dangereusement le danger impose de scruter les inflexions qui mènent de la panique qu’il suscite à la gestion calculante de ses méfaits, à savoir sa métamorphose en risque et son corollaire, l’assurance basée sur la statistique des cas moyens.
Mais cette forclusion du danger organisée par la pensée politique moderne se payait d’un prix : son retour sous une forme euphémisée — ou plutôt une forme qui pourrait s’inscrire dans son cadre sans le remettre en question de manière trop grave. Cette forme, c’était celle du risque.
Mithriditisation, « auto-immunisation de l’ordre », lissage du danger dans le risque qui l’apprivoise se présentent comme autant de manœuvres, de dispositifs visant à en finir avec le péril, avec l’excès. L’expérience du danger, Laurent de Sutter la définit par l’esthétique du choc, le retour du refoulé d’un grain de réel qui dévoile l’hypocrisie des apparences et fait sauter l’édifice sécuritaire — un édifice tout à la fois psychique, juridique, politique, économique, métaphysique. La charge explosive que le danger recèle a pour nom hasard, contingence, à savoir les aléas, les forces de vie, disruptives et chaotiques, susceptibles de ruiner la maîtrise au principe de tout exercice de pouvoir. La seule nécessité est celle de la contingence d’un danger qui relance les dés dans un espace qu’il redéfinit sans y être assujetti.
Ce n’est rien moins que l’échafaudage et la logique qui sous-tendent la maladie du souci sécuritaire, ce n’est rien moins que la pulsion mortifère d’une contemporanéité qui mise sur le concept de « zéro risque » que Laurent de Sutter révèle et dissèque. Si l’ordre entend cadenasser, domestiquer, contrôler ce qu’il diagnostique comme danger, s’il vise à asseoir un régime politique de sécurité, une police et un flicage de la pensée et de l’existence, on aura compris que le plus grand danger provient d’un pouvoir, d’un schème idéatif et pratique qui entend en finir avec le danger associé à l’impur, l’impropre et l’informe. Le danger compose le transcendantal de la pensée en tant qu’il s’affirme comme la condition d’un pensable qui fait l’épreuve de l’impensable. En filigrane de cet essai virtuose, impertinent qui dresse un flamboyant éloge du danger, se dessine un hommage performatif à Isabelle Stengers. Un hommage qui prend la forme d’une activation des possibles libérés par l’œuvre immense de la philosophe des sciences.
Véronique Bergen
Plus d’information
- Laurent de Sutter, philosophe électrique (Le Carnet et les Instants n°206, 2021)
- La fiche de Laurent de Sutter