Henri VERNES, Singleton. Rendez-vous au Pélican vert, ill. Michel DI NUNZIO, Éditions du Tiroir, 2022, 220 p., 18 €, ISBN : 978-2-931027-54-7
Si Henri Vernes consacra la belle part de sa carrière à Bob Morane, dont il rédigea plus de 200 aventures, nous lui devons aussi des romans indépendants de cette série et oublions trop souvent qu’il est le père d’autres héros. C’est le cas de Luc Dassaut, de Don… et de Robert Barney Singleton. Ce dernier a cela d’intéressant qu’il est l’ainé du fameux commandant Morane et peut dès lors être regardé comme un prototype.
Rendez-vous au Pélican vert est un roman-feuilleton d’abord publié dans le journal La Dernière Heure, en 1950. Vernes le signa sous un pseudonyme américanisé : Lew Shannon. Il faut attendre 1991 pour que ce roman reparaisse en volume et sous la signature d’Henri Vernes, aux éditions Lefrancq, mais il est alors doté d’un titre alternatif, Drôle de business.
Des deux, c’est la première signature qui correspond le mieux à l’ambiance du récit. Le gros de cette aventure se déroule en effet à New York, avant qu’elle ne s’achève en Californie et au Mexique. Nous sommes en 1942 et Singleton, un agent secret britannique, est sur la trace de Kurt von Low, « l’homme aux yeux morts », le cerveau d’un réseau d’espionnage nazi.
Si la recherche du dépaysement est évidente, le roman n’emprunte pas encore la veine de l’aventure exotique, qui fera le succès de Bob Morane. Pas d’éléments surnaturels ou d’anticipation non plus — à peine un sérum de vérité. Les principaux antagonistes sont des SS, tous anonymes et interchangeables, des Japonais en costumes-cravates et des mafieux italiens. Rendez-vous au Pélican vert se classe donc à la rencontre du polar (les meurtres n’y manquent pas) et du roman d’espionnage.
Si Singleton est le véritable protagoniste, le roman met d’abord en scène un second homme de loi, Hart Fleming. Le procédé est habile : en introduisant ce personnage d’agent du FBI, profane en matière d’espionnage international, le narrateur peut aisément exposer les tenants et aboutissants du complot en train de s’ourdir. Fleming est ensuite utilisé pour jouer un rôle sous couverture, dont Singleton n’aurait pu se charger lui-même à cause de son passif avec « l’homme aux yeux morts »… Il en ressort une construction un peu inhabituelle, jusqu’à ce que Fleming s’efface et laisse Singleton dénouer le fin fond de l’affaire.
La coexistence de deux figures d’enquêteurs peut faire penser à une gamme ; une occasion créée par le jeune romancier pour tester différents calibres de héros. Or, si Fleming — tête brulée, volontiers séducteur — semble préfigurer Morane, Singleton est d’un autre tonneau. Lui est caractérisé par son sang-froid, dans une mesure qui frôle parfois le comique.
Singleton ne répondit rien, car il n’avait pas envie de répondre. Il considérait que sa situation était critique et il pensait à la manière de s’en sortir.
Il diffère en cela du commandant Morane qui, on l’oublie souvent, est plutôt sujet aux sueurs froides. Et si, comme lui, Singleton a la manie de donner du « petite fille » aux femmes dont il croise la route (un trait qui a plutôt mal vieilli), il n’est pas du genre à fraterniser avec l’ennemi. Là aussi, c’est sa tête froide qui l’emporte.
— Assez fait de charme comme ça, Dorothy. Vous êtes belle, mais cela n’empêche pas de me souvenir que vous êtes traître à votre pays […].
Sa description physique, bien rendue par les illustrations très fidèles de Michel Di Nunzio, détonne d’ailleurs vis-à-vis d’autres personnages de Vernes.
Ce qui frappait le plus dans ce personnage, c’était son étonnante maigreur, une de ces maigreurs racées comme on se plaît quelquefois à l’imaginer aux prophètes. […] C’était un de ces hommes dont on dit : « Il est laid, mais comme il doit plaire aux femmes ! »
Au-delà des comparaisons de personnages qu’il permet, ce roman a pour lui son rythme effréné, caractéristique du feuilleton. Le procédé — pour répétitif qu’il soit — se révèle à nouveau habile : l’un des deux enquêteurs suit une piste jusqu’à tomber dans la gueule du loup, puis est secouru par la cavalerie, mais toujours avec un délai suffisant pour permettre un face-à-face savoureux avec le principal antagoniste ou avec l’un de ses sbires. Or, si la filiation de Singleton à Morane n’est pas évidente, Kurt von Low préfigure parfaitement le machiavélisme et la ténacité de l’Ombre Jaune.
Les seize illustrations pleines pages compensant bien quelques coquilles qui sont à déplorer (nous en avons compté huit), il y a fort à croire que cette réédition ravira les amateurs. Nous nous joignons à eux pour saluer la façon dont Singleton a ressurgi du tiroir !
Julien Noël