Émile VERHAEREN, Contes de minuit et autres nouvelles, établissement de texte et postface de Christophe Meurée, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2022, 180 p., 9 €, ISBN : 9782875685681
Émile Verhaeren est depuis longtemps reconnu comme un des sommets de la poésie belge de langue française. Il faut se replonger dans ses Villes tentaculaires pour retrouver quelque harmonie au tumulte de nos errances urbaines ; il faut réécouter ses rythmes, palper ses images : Verhaeren n’est pas un classique de manuel, il parle à notre époque.
Et voilà que le monstre sacré parvient à dérouter le lecteur, plus d’un siècle après sa mort. On le connaissait poète, on savait ce que la postérité et la bonne intelligence de certains peintres, dont Ensor, devaient à sa plume. Quelques-uns parmi nous avaient entendu parler de son théâtre, sans l’avoir vu joué. Mais peu nombreux de nos contemporains avaient lu ses nouvelles. Cette élite regroupait les érudits, les passionnés, les spécialistes. Comptons dans le nombre Christophe Meurée, qui a mis toute sa science et son bon goût dans l’établissement des textes et dans la postface de l’anthologie qui nous occupe ici.
Contes de minuit et autres nouvelles rassemble en effet dix-neuf récits brefs. Seuls les trois premiers avaient fait l’objet d’une publication en recueil du vivant de l’auteur. Les seize autres furent diffusés à l’époque dans diverses revues et journaux épars. Après la mort de Verhaeren, il y eut bien quelques vaillantes initiatives éditoriales, mais il était grand temps de dépoussiérer tout cela, de poser un regard neuf sur les textes originaux, et d’offrir au public une anthologie de qualité. C’est bien entendu à la collection Espace Nord qu’il revenait de mener à bien cette entreprise patrimoniale.
Que découvre-t-on quand on ouvre le recueil ? Un collectionneur d’ « art gras » laissant pénétrer chez lui un tableau gothique représentant un Christ osseux et rachitique, lequel tableau provoquera une fonte apocalyptique de toutes œuvres qui l’entourent, « car les choses, elles aussi, obéissent à des sentiments humains ». Le sabbat rose des spectres qui, une fois la boîte de nuit vidée de ses noceurs, se décollent des frises du papier peint et entament des menuets. Un attelage de corbillard qui, dans sa panique, provoque une éternelle malédiction. Une Naissance de Vénus dans la fonderie. Un artisan donnant sa vie pour que la statuette d’apôtre qu’il sculpte ait suffisamment d’âme. Des frères ennemis. L’éclat de la neige et celui de l’incendie. Un enfant Jésus trouvant sa place dans le monde des hommes dans un petit village flamand vitrifié par le gel.
Il y a toutes ces images dans Contes de minuit, et plus encore. Verhaeren s’y montre inventeur de personnages hauts en couleurs, architecte de décors sombres et somptueux. La cohérence de l’ensemble tient dans le cadre flamand des bords de l’Escaut, familiers à l’auteur ; au fantastique élevant le menu, le folklorique, au rang de mythe ; à la hantise de la mort. Le symbolisme est raffiné, le baroque est puissant.
C’est plus encore par le style qu’on reconnaît Verhaeren. Christophe Meurée, en sélectionnant les textes, s’est parfois trouvé devant certains poèmes en prose qui flirtaient avec la nouvelle, et devant certaines nouvelles tirant vers la poésie. Il décida de ne retenir que les textes tendus par l’action, et il faut bien admettre que celle-ci est parfois ténue. Mais quelle langue ! Écoutons plutôt « les meurt-de-faim, les hâves de corps et les pauvres de cervelle » ; « ses doigts secs serraient son livre » ; « il s’affirmait, tel un texte ». Quand à la foire d’Opdorp, « l’on dirait que le village entier se transforme en un immense bouquet de bruit ». Un homme ne supporte pas la laideur du monde ? Il veut se « boucher les yeux à pleins poings ». Le verbe musical de Verhaeren, plus encore que son propos, nous charme, nous mène à la baguette, et nous emmène dans des contrées familièrement étranges.
Nicolas Marchal