Splendeur et fragilité de la marge

Véronique BERGEN, Marolles. La cour des chats, CFC, coll. « La ville écrite », 2022, 178 p., 18 €, ISBN : 978-2-87572-054-2

bergen marollesAlbums pour la jeunesse, livres d’art ou d’histoire : le catalogue des éditions CFC regorge de volumes somptueux, richement illustrés. Sous sa mise plus modeste, l’élégante sobriété de Marolles. La cour des chats confirme le souci de la maison pour l’objet-livre. De sobriété, il n’est pourtant guère question dans le propos de Véronique Bergen. Les Marolles sont en effet pour elle surtout bigarrure, diversité de population…, bref : « bifurcations  » et « fantaisie ». 

Un tel objet échappe forcément à toute tentative de le circonvenir, et l’essayiste privilégie une approche par éclairages successifs. D’un chapitre à l’autre, elle évoque tour à tour le brusseleer, la zwanze, la toponymie, l’urbanisation, les artistes et habitants notables, l’hospitalité, la solidarité, les chats…

À la variété des sujets abordés répond l’hétérogénéité des modes d’évocation. L’essai de Véronique Bergen s’impose comme une référence sur les Marolles et leur histoire, brossée de manière à la fois synthétique et minutieuse. Malgré une connaissance encyclopédique du sujet, l’autrice s’affranchit volontiers du carcan de l’érudition pour s’aventurer sur des chemins de traverse. Notamment celui de l’intime : plusieurs chapitres s’ouvrent sur des souvenirs personnels – ici promenades d’enfance dans le quartier, là-bas découverte de bibelots singuliers laissés sur la place du Jeu de balle à la fin du marché, ailleurs encore évocation d’amis marolliens. L’écrivaine réaffirme ainsi un lien, personnel, viscéral, annoncé dès le prologue de l’ouvrage :

Ce quartier vit à jamais en moi. D’emblée, enfant, j’ai été attirée par la déclivité des rues étroites, fascinée par l’impression d’une ville dans la ville. […]
Un pacte me nouait à ces endroits de prédilection qui m’ont choisie davantage que je ne les ai choisis.

Écrire sur son lieu d’élection requiert parfois de renoncer à la factualité inhérente à l’essai. Aussi Véronique Bergen n’hésite-t-elle pas à glisser dans son texte des éléments de fiction, qu’elle intitule « Rêveries » (elle imagine le retour des fantômes de Bruegel et Vésale dans la ville d’aujourd’hui), des listes de rues dont les noms dégourdiraient l’imaginaire le plus poussif, voire une relecture mythique de la réalité bruxelloise:

L’autre nom de la Senne, c’est Antigone, l’enterrée vivante, condamnée à mort pour avoir transgressé la loi de l’État.  

Plusieurs témoignages de Marolliens jalonnent encore l’ouvrage. En ces pages, l’autrice s’efface, évitant de parler à la place des premiers concernés, et les laisse maitres du récit et de la langue dans laquelle il se déploie. 

« Chant d’amour » polyphonique, Marolles. La cour des chats laisse aussi entendre la dissonance. Le quartier « en marge et de la marge », celui de la résistance, de la contestation, est aujourd’hui en passe de rentrer dans le rang. Expropriations, rachats, rénovations douteuses…, le politique et les promoteurs immobiliers œuvrent de concert à la gentrification :

Démolir les Marolles, c’est […] imposer l’ordre, discipliner le chaos, dompter l’anarchie, étouffer les émeutes, faire rentrer les esprits libres dans le moule imposé.

L’écrivaine avait déjà abordé les ravages de la gentrification dans son recueil de nouvelles Belgiques (Ker éditions). Elle réitère ici son rejet d’un mécanisme qu’elle considère comme une tentative de domestication des insoumis, d’assimilation forcée de la marge et de précarisation des plus faibles.

Le constat de la déliquescence actuelle aurait pu la conduire à ne dire des Marolles que leur splendeur passée, à ne raconter que ce temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre. Ou, au contraire, à s’adonner à une déploration du présent. Elle refuse l’une et l’autre approches et choisit d’embrasser la ligne du temps en grand angle. Elle livre au passage une fine méditation sur les œillères temporelles :

Certains êtres, au goût crépusculaire, vibrent exclusivement à la poétique des ruines, à la mélodie de l’été indien. D’autres, dévorés par le présentisme et son cône futuriste, ne goûtent en rien à la magie du passé. Dans les deux cas, le temps se voit scotomisé, unilatéralement aspiré par les effluves du jadis ou amputé de ces derniers. Ils se ferment à une ou deux des trois dimensions de la durée dès lors que l’une d’entre elles occupe toute la scène. L’attelage du temps est composé de trois chevaux qui, tantôt, cheminent tous ensemble, tantôt effacent l’un des leurs.

« Quartier-palimpseste », les Marolles appelaient un livre-palimpseste. Il vient de paraitre aux éditions CFC.

Nausicaa Dewez

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