Littérature et Médecine. Deux arts du regard. Autour de Jean-Christophe Rufin, Jean-Baptiste Baronian, Georges Casimir, Bernard Dan, François Emmanuel, Philippe Lekeuche, Pierre Mertens, Yves Namur et Raymond Reding, ARLLF, 2023, 130 p., 15 €, ISBN : 9782803200696
Littérature et Médecine… L’ordre des mots adopté dès le titre se soumet-il simplement à celui de l’alphabet, ou bien est-ce que, fussent-elles toutes deux affublées d’une majuscule et érigées en « arts du regard » la seconde reste un corollaire de la première ? Il fallait trancher, bien sûr, et ce livre parle davantage en termes de « roman », « fiction », « auteurs », que de « pathologie », « traitement » ou « praticien ».
Il n’empêche : l’historiographie littéraire (francophone mais pour tout dire, mondiale) a beau regorger de figures d’« écrivains-médecins », il serait peut-être plus juste de les qualifier de « médecins-écrivains », puisque l’exercice de l’art d’Esculape précéda parfois de loin la fréquentation des Muses… Prenons le cas le plus célèbre en littérature française du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline. Il découvre sa vocation au Cameroun, en 1916, en soignant vaille que vaille les populations indigènes. Sa thèse de médecine, consacrée à un chirurgien hongrois du siècle précédent, est considérée, à raison, comme son premier texte littéraire… mais il faudra attendre les années 1926-1927 pour qu’il se mette à la rédaction de ce qui allait devenir Voyage au bout de la nuit. Combien sont-ils, parmi ses détracteurs, à regretter que le Docteur Destouches ait lâché son carnet d’ordonnances pour devenir le paradigme de l’écrivain collabo et antisémite ?
Pourtant, à lire ces actes du colloque tenu à l’automne 2021 au Palais des Académies de Bruxelles, on découvre que, contrairement à ce que laissait entendre le titre, la médecine occupe le premier rang. Tout bonnement parce qu’elle est, tout entière, littérature. Des preuves ? D’abord, elle repose sur un texte, qui la fonde en probité et valeur, le fameux serment d’Hippocrate. Il en existe des variantes si considérables depuis la Grèce antique que les confronter et les étudier en regard de leur époque de rédaction constituerait déjà un fabuleux exercice de comparatisme.
Mais encore : la médecine est avant tout dialogue et écoute, donc narration. Bernard Dan rappelle ce précepte sublime du so British Doctor William Osler : « Listen to your patient ; he is telling you the diagnosis. » Parle-t-on d’autre chose en littérature que du corps, malade qui s’ignore alors qu’il se croit sain et qui se dénie sain parce qu’il se croit malade (voir certain hypocondriaque de Molière) ? Et quand le mal n’est pas niché dans un de nos replis cutanés ou histologiques, il circule en épidémies fécondes pour l’imagination. La peste donne lieu tantôt à des descriptions d’apocalypse (chez Pepys ou Defoe) tantôt à des métaphores sur les périls totalitaires (Camus). Le choléra réapprend aux plus beaux esprits – Chateaubriand, Sand – le sens profond de la peur. Le Covid nous ramène à une appréhension du temps qui pourrait bien être « l’expérience fondatrice de la génération Z » (Georges Casimir).
Enfin, les médecins qui se sont lancés en littérature ont indéniablement une plus-value sur leurs confrères, qui n’ont pas tâté de certaines réalités humaines. Une vie (doit-on dire « une carrière » ?) en médecine, cela vaut bien quelques mois dans les tranchées… Pas seulement à force de voir des corps blessés, rongés, souffrants, cabossés, déclinants, mais à observer les conséquences de ces effets physiques sur le psychisme. Côté patient, c’est le tourment, l’affût du moindre mal, l’affrontement de la douleur. Côté confrères, la fumisterie le dispute à la mauvaise foi. Il faut rendre grâce à Jean-Baptiste Baronian d’avoir si bien dépoussiéré le monument indépassable de férocité qui s’attaque aux dérives et aux ridicules du scientisme, Les Morticoles. Signé Léon Daudet, médecin de son état.
L’expression « Plumes et scalpels » (Pierre Mertens) eût sans doute mieux convenu pour résumer l’esprit de ce petit livre stimulant. Un coup de myocarde pour la belle réflexion de François Emmanuel qui répond à la question « Guérir par l’écriture », un autre pour l’analyse érudite de Philippe Lekeuche sur Freud et la psychanalyse, plusieurs pour les diagnostics pertinents à chaque page… Puis le verdict tombe, ponté sur Fontenelle : grâce à la littérature, « en somme, Docteur, nous mourons guéris. »
Frédéric Saenen