La forza del destino

Christiana MOREAU, La nuit de la tarentelle, Presses de la Cité, 2023, 269 p., 21 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782258204140

moreau la nuit de la tarentelleLe nouveau roman de Christiana Moreau nous plonge dans un village des Pouilles où une bactérie virulente attaque les oliviers, l’emblème du village de Salento. Ayant grandi dans une propriété agricole désormais presque ruinée par l’abattage des arbres malades, Élisa annonce à son père qu’elle désire étudier le chant à l’institut de musique classique de Milan afin de devenir cantatrice. Si l’on met de côté l’impossibilité pour ses parents de payer ses études, Élisa se voit opposer un refus formel à son désir : c’est qu’elle est la première de la famille à oser tenter un autre métier que celui d’agricultrice transmis de génération en génération.

Notre héroïne trouvera tout de même du soutien auprès de sa nonna Raffaella dont nous allons suivre l’histoire rétrospectivement, ce qui nous permettra de comprendre la complicité née des ressemblances entre ces deux femmes. Raffaella n’a en effet pas été épargnée par l’âcreté de la vie : ayant grandi dans un village où les hommes sont taciturnes et rudes et les femmes discrètes et soumises, elle a dû se résigner à un mariage arrangé par son père désireux de renforcer son exploitation agricole, après avoir connu un premier amour fougueux.

Évoluer dans le Sud, à la mentalité ancrée dans l’idée de la suprématie masculine, n’est pas chose aisée pour deux femmes qui rêvent d’une autre vie, plus aventureuse et plus vibrante. L’une consentira à se courber devant le poids des traditions, l’autre s’y opposera et s’émancipera. Aucun de ces choix ne sera facile à assumer, il aura son prix à payer.

Dans La nuit de la tarentelle, l’autrice aborde plusieurs thématiques intéressantes avec un style fluide parsemé d’extraits de chants d’opéra et de détails sur l’histoire de la région. Nous sommes amenés à palper les secrets de famille qu’il vaut mieux taire par amour, les difficultés du travail de la terre, la transmission méprisée par les jeunes sous-estimant l’expérience de leurs aïeuls, l’entrée de l’agriculture dans l’ère de la modernité avec un questionnement sur le progrès, ou encore le tourisme de masse.

Le récit est par ailleurs un roman sur la condition des femmes, car il met en avant la violence du patriarcat, mais également l’acceptation des femmes de se soumettre par commodité, par peur de l’inconnu, parce qu’elles n’ont pas été éduquées à être libres, inconscientes qu’elles peuvent prendre leurs propres décisions. L’histoire de Christiana Moreau nous invite à envisager la difficulté de poursuivre son rêve lorsque la progression des étapes de vie est programmée depuis la nuit des temps, y compris de la part des personnes qui souffrent de leur « destin ».

– Dis-moi, Raffaella, me coupe-t-il, tu projettes de t’absorber dans l’agriculture durant toute ta vie ? Tu n’ambitionnes rien d’autre qu’un rôle de mère, d’épouse, de servante ? N’y a-t-il vraiment aucune place pour autre chose, aucune échappatoire ? Une décision qui n’appartiendrait qu’à toi ? Qui ne serait pas dictée par des traditions pesantes et asservissantes ?
Je reçois ces paroles comme un soufflet.
– C’est ainsi. Chez moi, les femmes ne prennent pas de décisions.
– Que veux-tu dire, « les femmes » ? C’est toi qui acceptes de te soumettre. Il n’y a pas de fatalité.

Et lorsque les femmes ne peuvent sortir de leur carcan, il leur reste le pouvoir transcendant de la tarentelle, cette connexion à un rite sacré pour se libérer momentanément de leur servitude, de leur rage, de leur amertume face à leur propre résignation.

Une chorégraphie sauvage, instinctive, crue, âpre, primitive. Chaque pas que Raffaella esquissait, chaque geste ébauché faisait ressortir de son corps quelque chose qui touchait à la nuit des temps. Cette danse impulsée par la colère ou la mélancolie… il s’en dégageait un sortilège barbare. Raffaella était un volcan. Elle était le feu.

Avec un dosage juste, l’autrice distille çà et là des esquisses de la culture et du climat de Salento. De concert avec les héroïnes, le lecteur foule la terre aride des oliveraies, accablé par le poids du soleil, et termine la lecture du récit dans un calme absolu hors du temps, traversé par une montée en puissance venue l’habiter subrepticement.

Séverine Radoux

Plus d’information

À la Foire du livre 2023

  • Christiana Moreau en dédicace à la Foire du livre : le 1er avril de 16h à 18h et le 2 avril de 13h à 17h sur le stand 113 (Shed 1).