Anniversaire : Jacques Sternberg centenaire

Classique des littératures de l’imaginaire et maitre de la forme courte, Jacques Sternberg (1923-2006) aurait eu cent ans demain, 17 avril 2023. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir une archive de notre revue : un entretien avec l’auteur datant de 1998, paru dans le n°102 du Carnet et les Instants. Il est signé par Thierry Horguelin.

Jacques Sternberg, cancre intergalactique

jacques sternberg

Jacques Sternberg

« Plus il écrit court et plus il en dit long », dit un jour Jean-Baptiste Baronian de Jacques Sternberg. L’auteur d’Un jour ouvrable est doublement présent ce trimestre dans les vitrines des libraires. Tandis que Folio publie une édition revue des 188 contes à régler, un choix de Contes glacés parait chez Labor dans la collection « Espace Nord Junior ». Nous l’avons rencontré lors de sa récente escale à Bruxelles.

La géométrie dans la conversation. Un entretien avec Jacques Sternberg ressemble à une promenade en dériveur, aux labyrinthes dans lesquels ses personnages s’égarent sans retour. Une anecdote à peine ébauchée donne lieu à deux digressions qui s’ouvrent elles-mêmes sur trois parenthèses. Est-on en présence d’un de ces bavards impénitents qui ne savent jamais conclure ? Nenni. L’auteur des Histoires à dormir sans vous connait trop bien l’art de la chute. Non seulement il ne se répète pas – et n’ennuie pas davantage – , mais, de méandre en zig-zag, il repêche en cours de route toutes les phrases laissées en suspens pour les mener à bon port, non sans ouvrir au passage de nouveaux tiroirs qui à leur tour… Ne cherchez pas la sortie au fond de l’espace. Suivez plutôt le conseil de Stephen Leacock, grand humoriste canadien prisé de notre auteur : ne perdez pas le fil.

« Un jeune loup qui a soif de vivre »

Jacques Sternberg est né à Anvers en 1923. Enfance relativement protégée dans un milieu cossu – son père est diamantaire. Une vocation décidée de cancre, une révolte innée contre le bourrage de crâne des études classiques, une inaptitude remarquable à la vie pratique, un refus bien arrêté d’arriver où que ce soit, et d’immenses dispositions à la rêverie qu’il assouvit dans une chambre mansardée entre des collections de tout ce qui lui tombe sous la main (boites, pierres et coquillages) et les images du Magasin pittoresque.

sternberg contes glaces espace nord junior

Survient 1940, et la guerre. La famille Sternberg s’expatrie sur la Côte d’Azur. Une brève période heureuse s’ouvre à Cannes. À la bibliothèque, il découvre la littérature anglo-américaine et le pouvoir percutant de la nouvelle. Premiers essais d’écriture. En 1942, son père est déporté et meurt en camp de concentration. Sternberg passe en Espagne, est arrêté et rapatrié en France. De camp en prison, d’évasion en maquis, il ne doit de survivre qu’à une suite de miracles. « À Gurs, la veille du départ d’un convoi pour Drancy, je suis convoqué par le sous-chef de camp, dans un bureau minable comme celui d’un producteur de l’ORTF, et qui me dit : ‘Tous les jours entre midi et deux heures, je passe et je regarde les gens. Je vous ai repéré très vite. Vous n’avez pas du tout l’air abattu des autres détenus. On dirait un jeune loup qui a soif de vivre à toute force, et ça me fait mal de savoir où vous allez… Alors écoutez-moi bien. Vous aviez un dossier comme tous les autres, je l’ai brûlé. Vous n’existez plus sur aucune liste officielle.’ Et le lendemain, j’ai vu la baraque se vider au moment de l’appel, et je suis resté seul… Ensuite, le bureaucrate m’a fait transférer vers un camp de travail. J’ai pu m’évader facilement pendant le voyage. Pourquoi ce type a-t-il fait ça ? Je ne l’ai jamais su ». Ce n’est pas pour sacrifier au gout de la formule que Sternberg titrera plus tard un de ses livres Vivre en survivant.

Comment, après cela, ne pas éprouver dans toutes ses fibres l’absurdité d’être au monde et la dérision sans joie de tout, « l’horreur de la célèbre condition de vivre en terrien avant de moisir enterré » ? Et comment ne pas voir d’un autre œil le vertige devant le néant qui habite les Contes glacés ? Voici, dans Le mois d’août, une famille en partance qui vérifie qu’elle a bien fermé le gaz et meurt foudroyée à l’ouverture d’une capsule d’antimites (du zyklon B ?). Partout des règlements aberrants et des condamnations obscures, la menace enfouie au cœur du quotidien comme une sanction incompréhensible, la mort tapie derrière la porte, l’attente sans objet qui présage du pire – on attend beaucoup dans les contes de Sternberg. Et, de manière obsédante, ces trains qui s’enfoncent dans la nuit de tunnels interminables, emportant des voyageurs qui ne comprennent rien à leur sort, évoquant comme en surimpression d’autres trains de sinistre mémoire.

Chas Addams ou le premier déclic

À la Libération, Sternberg est de retour à Bruxelles, gagne sa vie – comme on dit – dans la presse et remplace brièvement Guy Vaes au Matin d’Anvers. « Je ne le connaissais pas encore mais il y avait son agenda sur son bureau que je feuilletais tout en grattant mes faits divers. Pas un seul rendez-vous, mais : ‘lundi : survécu ; mardi : encore en vie ; mercredi : naufragé mais vivant ; jeudi : ai résisté à dix heures d’ennui’, et ainsi de suite. C’était le plus grand flemmard que j’aie jamais connu, il n’a écrit que trois livres alors qu’il est prodigieusement doué. C’est lui le premier qui m’a donné indirectement l’idée d’écrire des contes brefs. Il avait aux États-Unis un correspondant qu’il connaissait depuis l’enfance et qui lui envoyait les albums de Chas Addams. Addams pouvait faire tenir en un seul dessin une histoire fantastique qu’un écrivain aurait mis vingt pages ou tout un roman à raconter. Et c’est là que j’ai eu le déclic. Je me suis dit : si un homme est capable de raconter une histoire fantastique en un dessin, il doit y avoir moyen d’en faire autant en une phrase ou une demi-page ».

Là-dessus, Sternberg s’installe à Paris. Dix années de vache maigre à écrire comme un forcené à travers des boulots dérisoires, emballeur, représentant de commerce, vendeur, publiciste et dactylo – emploi très utile pour composer en douce des bouts de roman en faisant croire qu’on rédige de la correspondance commerciale. « Préposé au courrier, c’était le rêve, je n’ai jamais autant écrit. L’époque était tellement différente. Les patrons étaient tous à moitié escrocs, ils vous payaient au noir mais se laissaient taper de temps en temps ». Sternberg écrit de la sorte des romans torrentueux refusés par toute l’édition parisienne et des récits très brefs qui intéressent Jean Paulhan (mais dans la maison Gallimard, il était inconcevable de débuter par un volume de contes), avant de trouver preneur chez Éric Losfeld, qui sera l’un de ses plus fidèles éditeurs. De ces années datent un dégout prononcé pour les mœurs du Paris littéraire et une haine farouche pour le cauchemar quotidien, répété, de la vie de bureau, ce résumé de l’aliénation moderne qui deviendra l’un de ses thèmes de prédilection. Le succès arrivera tardivement avec ceux de ses livres qu’il aime le moins (Toi, ma nuit, Sophie, la mer et la nuit) tandis que des bides couronneront immanquablement ceux qui lui tiennent le plus à cœur (Un jour ouvrable, Le navigateur).

« Je n’ai pas eu ce que Beckett a trouvé en Jérôme Lindon, éditeur redoutable, extrêmement intelligent, qui a le courage d’être franc et la faiblesse de ne publier que des auteurs qu’il aime en tant que personnes. Lindon a quand même pris L’employé, contre l’avis de Robbe-Grillet qui n’en avait aimé qu’un seul chapitre – je n’ai jamais su lequel… -, et il en a coupé cent cinquante pages en m’expliquant que plus un livre est délirant et plus il doit être ramassé. À l’époque, j’avais la fascination du jamais fait et je pensais naïvement que L’employé allait révolutionner le monde de l’humour. Quand Lindon m’a refusé Un jour ouvrable, j’ai posé pour la première fois la plume pendant quatre ans. Je n’avais jamais fait mieux que ce livre, je le pense toujours. Mais il y a un aphorisme de Kierkegaard qui dit : ‘Les choses les plus importantes que l’on vit ne peuvent se juger qu’à rebours. Malheureusement, il faut vivre devant soi’. J’ai fait un drame d’avoir été refusé par Minuit, mais au fond ce fut une bonne chose, parce que je n’aurais jamais pu écrire là ce que j’ai écrit par la suite ».

Il est vrai que Sternberg contrevient à toutes les règles du gout français. Il affectionne le genre bref à une époque qui ne croit qu’au roman. Il préfère l’absurde à l’introspection, le délire et la dérision au réalisme psychologique. Les faiseurs d’opinion n’aiment rien tant que ranger les créateurs dans des tiroirs précis (chacun dans le sien et défense d’en changer), lui aura passé sa vie à mélanger les genres et à prendre à contre-pied les amateurs d’étiquette, en mettant « de l’humour dans l’épouvante, du réalisme quotidien dans la science-fiction ou de l’érotisme dans le nautisme ». Nourri d’Anglo-saxons, passionné de jazz et de dessin d’humour, peut-être Sternberg aurait-il eu trouvé plus tôt son public s’il était né américain ? S’il fallait à toute force trouver des précédents à ses récits très courts, ce n’est en tout cas ni en France qu’il faudrait chercher ni même en Belgique (son monde n’a rien à voir avec celui de Jean Ray ou de Thomas Owen), mais du côté d’Ambrose Bierce, Roald Dahl et Fredric Brown.

Il y a quinze ans, lassé du roman, Sternberg revient à ses premières amours et publie coup sur coup cinq recueils de textes brefs qui lui ouvriront la porte de la collection « Folio ». La concision est un art. « Je n’écris que des situations et des dialogues, jamais de description. Il m’arrive souvent de partir d’une situation vécue, que je transpose en fonction de la chute – je ne pense qu’à la chute. La femme de l’éditeur Oswald m’a fait un jour un joli compliment : Sternberg, me dit-elle, vous êtes marginal dans un genre marginal, vous ne comprenez rien aux maths et à la politique, disons-le vous êtes nul en tout, vous êtes… un cancre intergalactique. Et c’est justement parce que vous êtes un cancre qu’il vous vient les idées les plus inattendues, auxquelles personne n’avait songé avant vous ».

Une moderne terreur

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Au sein du fantastique, Sternberg a inventé un ton qui n’appartient qu’à lui. Ouvrons les Contes glacés, les 188 contes à régler. L’angoisse, qui en est le ressort principal, s’y fortifie de sarcasme à l’endroit du genre humain, pollueur, va-t’en guerre, obsédé de rentabilité, artisan de son propre malheur – au mieux en proie à l’ennui majuscule. Anonymes et interchangeables, ses héros se débattent dans un univers semé de chausse-trappes où il semble que chaque objet tend un piège. La vie de tous les jours y dévoile sa face de cauchemar et d’hostilité sourde qui n’est rien d’autre que la vérité du monde contemporain, uniforme et gris, soumis aux lois de l’arbitraire social et de la rationalité aveugle et meurtrière. En quelques lignes ou quelques paragraphes, Sternberg se livre à un travail de sape d’autant plus efficace que son écriture est neutre et sans apprêts. L’espace se perturbe, le temps se contracte ou se distend, l’imaginaire s’engouffre dans le réel. Les photographies absorbent leurs spectateurs et le père se noie dans le tapis sur lequel l’enfant jouait au navigateur. Ici et là passent des thèmes classiques du fantastique (le dédoublement) et de la science-fiction (l’invasion extra-terrestre), mais détournés de leurs buts habituels à seule fin de ruiner la prétention de l’homme à se croire le centre de l’univers : on est toujours le martien de quelqu’un, et, n’en déplaise aux enfants d’Adam, le chat est le roi secret de la création.

En vain l’homme se rue contre les portes, qui ne cachent rien d’autre que le trou noir, la terreur fascinée du vide. Le monde ne semble avoir pas d’autre but que de s’autodétruire à mesure qu’il s’échafaude, par l’action même des principes qui le constituent. Ce que résume en douze lignes un conte intitulé Le rien, qui est une sorte d’anti-Genèse, de création à rebours. La scène ne représente rien, l’action est inexistante, les acteurs ne disent mot puisqu’ils ne sont pas là, le rideau ne se lèvera pas car il est chez le teinturier, et pour cause : la salle n’a pas été construite, la pièce n’a pas été écrite, d’ailleurs l’auteur est mort.

Thierry Horguelin

Six livres pour (re)découvrir Sternberg