Un coup de cœur du Carnet
Emmanuel RÉGNIEZ, La reconnaissance, Arbre à paroles, coll. « iF », 2023, 128 p., 16 €, ISBN : 9782874067228
C’est un jeu. C’est un point vibrant qui perce toutes les couches du temps. Ou alors, c’est une histoire d’amour indéfiniment différée qui prend la forme d’une longue et lente fuite luxueuse. On pourrait dire qu’ils sont deux, mais ce serait faire de ces personnages une entité qui ne représente pas la somme des solitudes qu’accumulent leurs pas conjoints, à travers l’espace et le temps – côté à côte, ils tracent des chemins parallèles qui ne se croiseront jamais.
Peut-être que ce que cherchait Clarisse, c’était une île, une île sans adresse, un lieu juste pour elle et moi, que cette île soit une véritable île, ou bien une île artificielle, créée par elle, pour que nous puissions nous y reposer, nous y arrêter, longtemps, plus longtemps, pour toujours.
Une rencontre se rejoue dans un univers qui pourrait aussi bien être celui d’un tableau de Paul Delvaux que celui d’un portrait du 16ème siècle – il y a la nuit solitaire, le réel enluminé de magie, l’étrange et belle figure d’une femme, il y a, en tout cas, quelque chose de la peinture, d’un récit-image qui se donne à lire dans une forme d’unité. La reconnaissance est une totalité organique dont les éléments parviennent simultanément à l’observateur/lecteur, une narration qui s’écrit au gré des mouvements de l’œil : « On ne voit pas tout, jamais. Certaines choses ne peuvent se voir que sous un certain angle. » À la polysémie du titre, dans laquelle réside le nœud du quiproquo central, répond la multiplicité des masques portés et des trames possibles, autant de bifurcations et de mains tendues auxquelles le narrateur n’a pas pu, pas voulu, répondre.
Et là, ce soir, en écrivant ces lignes, je sais que je les ai déjà écrites, et que je les écrirai de nouveau, ces lignes. Cela a eu lieu, cela a lieu, cela aura lieu. Les trois sont vrais.
[…] Ce n’est pas le temps qui passe, c’est l’espace qui passe à travers le temps.
Le temps apparaît comme le grand sujet de ce livre, finement travaillé par le biais d’une écriture élégante, d’images d’une beauté simple – forcément rares, précieuses. Comme les gestes du protagoniste d’un livre précédent[1] (que l’on retrouve en creux de chaque page), ce récit est « exécuté avec une extrême minutie », une précision qui évoque la technique du glacis : la superposition des couches de temps, chacune laissant paraître les autres par transparence, crée au cœur même de la phrase (répétée) un effet de profondeur qui, loin de masquer les possibles éparpillés, autorise leur coexistence – aussi troublante qu’harmonieuse.
Suis-je dans mon temps ? Suis-je avec mon temps ? J’ai l’impression d’être toujours en décalage, d’être toujours à côté, du temps et de moi. J’ai cette étrange inaptitude au présent et à la présence.
L’homme assis à côté de lui-même, c’est Simon, qui participe à un jeu dont la subtilité lui échappe, et c’est – simultanément sans doute – le joueur du poème publié par Emmanuel Régniez aux éditions Dynastes, en 2022. La qualité poétique du texte demeure sensible dans cette version ultérieure et augmentée, dans les phrases ramenées en une ligne continue, ponctuée d’îles et de souvenirs, parcourant les récifs d’une réminiscence toujours incomplète. L’existence matérielle double de cette histoire déploie encore ce qui aurait pu être et n’a pas été, ce qui fut dans un espace-temps autre, dans une vie parallèle qui ne tient son surgissement qu’à une infime variation. Question d’angle et de perspective. C’est la même chose qu’on regarde, la même histoire qui se déroule, toujours, nuancée par la lumière qui éclaire d’autres détails, modifie la courbe de la pensée, abolit les frontières entre réel et fantasmé.
J’habitais le monde comme s’il était réel, parce qu’il l’était peut-être. Peut-être.
Louise Van Brabant
[1] Le joueur, éditions Dynastes, 2022.
Plus d’information
- Dans le bureau et la mélancolie d’Emmanuel Régniez (Le Carnet et les Instants n°208)
- La fiche d’Emmanuel Régniez