Pierre-Yves SOUCY, De si près, l’ici du corps, Lettre volée, 2023, 72 p., 15 €, ISBN : 9782873176181
S’ouvrant sur une citation du poète et peintre chinois Mang Ke — « Non nous n’avons rien dit / Rien que le langage de la chair » —, laquelle citation brille comme un portique éclairant la « Stimmung » du recueil, De si près, l’ici du corps déroule une partition poétique en quatre parties. L’expérience poétique que Pierre-Yves Soucy élabore au fil d’une œuvre d’une haute tenue s’enracine dans le trouble d’un sensible qui éveille la chair à ses possibles, à sa rencontre avec l’autre comme avec ses propres vertiges. L’horizon sous lequel se tient la pensée poétique de Pierre-Yves Soucy a pour dessein l’exploration d’une sensation originaire, du chiasme merleau-pontyen du senti et du sentant que l’auteur prolonge dans le creusement d’une rencontre en intériorité entre la chair des mots et l’espace muet des corps. Son aptitude à capter les épiphanies rares d’un toucher qui brise la « solitude des chairs », d’un désir qui rencontre l’énigme de l’autre et la sienne propre extrait du vivre des moments où les chairs frôlées ou nouées communient dans la tension du vivre.
ce sont des lieux de seuil
d’une main cherchant une main
à la clarté bleue de l’ombre
une main découvrant l’autre
déchire les draps de nos refuges
De l’impuissance des mots (« aucun mot ne peut suffire ») à l’ivresse des mots retrouvés, le recueil accomplit dans sa forme le mouvement qu’il décrit : la traversée des lignes où se donne à vivre une coexistence des paysages intérieurs et des paysages extérieurs, à savoir l’épreuve d’une dissolution des frontières entre soi et l’autre. Le verbe poétique ne vient pas après (après la proximité des chairs, après la fulgurance d’un accord), n’arrive pas trop tard : il surgit de la percée du silence, de la mise en voix d’une pensée/expérience tactile et vibratile et il porte en lui l’insigne trésor d’une poétique de la mémoire, d’une esthétique de la réminiscence qui, à la pointe du présent, nous redonne la sève des sensations enfuies.
la fine poussière des mots
retombe de chaque côté des lèvres
tout près ce qui est pressenti
retient l’ombre de la parole
son battement perdure à l’intérieur
déviés de leurs trajectoires
les gestes grilles d’images
déclinent leurs sons intraduisibles
nudité d’une pluie de vertiges
aux contours des sens
Auteur d’une vaste œuvre poétique encore trop peu connue (L’espace dérobé ; Traversée des vents ; Confins ; Neiges. On ne voit que dehors ; Reprises de paroles ; D’un pas déviant…), d’une importante œuvre d’essayiste (L’œil et le mur : sur la poésie de Paul Auster ; L’infini palimpseste : l’œuvre d’Hamid Tibouchi…), rédacteur en chef de L’étrangère, dessinateur et peintre, Pierre-Yves Soucy inscrit ses travaux sous l’horizon d’une recherche quasi-phénoménologique des saveurs de l’originaire, de l’anté-prédicatif. La quête d’un corps d’avant les mots, d’un corps d’enfance s’accompagne d’une attention à la différence du visible et du lisible et d’une volonté non volitive de recevoir la prose inattendue d’une fulgurance sensorielle. Recueil éblouissant parce qu’il a été traversé par la grâce des éblouissements, De si près, l’ici du corps fait résonner une voix poétique de toute splendeur, qui, à l’écart des modes et des poses fashion de la littérature, de ses tendances et toquades du moment, poursuit l’exigence d’une création mobilisée par les questions du fragment, de la trace, de l’inachèvement.
Véronique Bergen