Un coup de cœur du Carnet
Alain DANTINNE, Chemins de nulle part, peintures de Jean Morette, L’herbe qui tremble, 2023, 110 p., 17 €, ISBN : 9782491462536
Plaisir non dissimulé de retrouver la voix toujours voyageuse et lucide du poète Alain Dantinne avec ce nouveau recueil publié à L’herbe qui tremble. Comme un prolongement aux deux précédents publiés chez le même éditeur, ces Chemins de nulle part nous ravissent en nous embarquant une fois encore dans le sillage d’une écriture poétique singulière en prise directe avec les échos d’un monde en déroute. Une actualité riche d’ailleurs pour le poète-prosateur qui publie quasi simultanément un ensemble de nouvelles chez Weyrich sous le titre Une gravure satanique.
Parce que l’écriture est aussi affaire de compagnonnage, on repère au détour d’un poème quelques noms d’auteurs dont on perçoit très vite qu’ils font partie de la fratrie Dantinne. Un hommage à l’ami Alain Bertrand sous une mousse d’Orval, une référence à Apollinaire ou Goffette, un texte écrit sous l’impulsion d’un vers de Volker Braun suffisent à faire bifurquer le poème vers d’autres chemins. Certains menant vers un souvenir précis ou plus flou, d’autres ne menant nulle part ; l’essentiel étant de continuer d’écrire. De continuer à décrire aussi car la langue de Dantinne se plaît à croquer sur le vif des portraits, des ambiances, des scènes, flashs cinématographiques qui permettent au lecteur de « visualiser » directement l’état d’esprit de l’auteur. Les clins-d’œil, savamment distillés en quelques coups de crayons, nous invitent à la badauderie, à la relecture ;
Le long du Pacifique
un jeune homme
svelte
assis dans un Greyhound
lit une pièce
de George Bernard Shaw
pour briser la bulle de silence
il te donne à voir l’ouvrage
tu balbuties quelques lieux communs
oui, je connais Allen Ginsberg
… et aussi Oscar Wilde
[…]
ne voyage-t-on pas
toujours seul
– cher Gregory Corso –
dans un pullman
qui mène à Frisco ?
Sans véritable feuille de route, les poèmes s’enchevêtrent, se relayent. Chacun d’eux semblant réverbérer, dans la pénombre, un bout de trottoir de l’écriture. Car la poésie d’Alain Dantinne est peut-être avant tout réflexion sur l’acte d’écriture. La nécessité du poème dans un monde où la vitesse creuse le temps et les inégalités. Le silence à réinterpréter, à retrouver, entre chien et loup, « at the fall of night » comme dans un tableau de Hopper. Et des figures essentielles comme vouées au silence qui renaissent entre les mots, l’aphonie maladive de Perros ou le musèlement de Louise Michel.
Où vont-ils ces jeunes gens
dans un si preste élan ?
– Vers un lieu concret de leur histoire
Qu’ils avancent vite !
pressés ils courent
un baladeur sur les oreilles
Qu’écoutent-ils de si important
de si fracassant ?
Les hommes évitent le silence
n’entendraient-ils sinon
en eux
les ressacs de l’enfance ?
Comme l’exprime très bien Jo Dekmine dans son avant-propos au recueil Décalage horaire (L’arbre à paroles, 2010), chez Dantinne, « les villes sont là dans leur nuit, leur duplicata qui ressemble à une vertigineuse question. Elles sont le décor dérisoire de nos états d’âme. » En effet, le lecteur s’aventurant dans le décor « dantinnesque » se souviendra d’autres poètes, Cendrars, Thiry, Kipling, cachés au creux d’une sente urbaine et qui ne sont jamais loin. Des villes qui nous appellent, qui nous font frissonner ;
Ville hautaine
où traîne
un sentiment d’abandon
la mélancolie
des soirs de doute
ou de haine
ville bastion
des déroutes
à l’aube engourdie
ville aux lèvres éteintes
garnison alanguie
des passions
inutiles
Il y a assurément une magie Dantinne que le peintre-comparse Jean Morette, qui vient de nous quitter, avait saisie. Des illustrations subtiles et justes qui scandent les images scripturales. Car, quand on lit le poète, l’envie nous prend, irrésistible, non seulement de partir mais aussi d’écrire ces départs même si l’on sait qu’ils ne mènent peut-être pas toujours très loin. Prendre le large, larguer les amarres avec les mots du poète, dire l’urgence de nos doutes enfantins et briser le silence en criant du haut d’une falaise ou au détour d’une ruelle. Décidément, Dantinne est un magicien !
Rony Demaeseneer