Anne SYLVAIN, Elles iront voir la mer, Genèse, 2024, 200 p., 22,50 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 9782382010365
« Il était emballé dans un petit morceau de papier journal déchiré à la hâte, un journal allemand. En surimpression étaient écrits au crayon une suite de chiffres et un mot, qu’elle ne comprenait pas, le tout grossièrement entouré. Rechtsanwalt. […] Le pendentif était magnifique. Les lobes du cœur, finement gravés, étaient asymétriques. Léontine lut sur le verso du médaillon “Souvenirs d’exil”. » Ce bijou, à l’odeur particulière de soufre, recèle l’amour profond, solennel et meurtri de Melchior, alors en déportation à Soltau.
Millimètre après millimètre, obstinément, le prisonnier a façonné et gravé ce talisman à l’aide d’un poinçon de cordonnier qu’il avait jadis dérobé à son père et qui ne le quittait jamais. Dans le silence du couvre-feu oppressant, la puanteur des corps fourbus, l’agacement de la promiscuité captive, le jeune homme, ombre de lui-même, s’est agrippé à ce dessein sentimental, inscrivant à l’intérieur du métal solitude, nostalgie, lumière, doute, rêve, absence. Dans ce camp allemand, Melchior a débuté un long exil, qui ne finira pas avec la guerre ; un long exil de soi, de ses idéaux pacifistes, de sa sensibilité d’humain, de son existence d’homme, de fils et de mari. Du fond de sa douleur, il a œuvré à se manifester auprès de son épouse, restée à Gembloux, sa compagne depuis l’enfance, son âme sœur qui le comprend pourtant si mal.
C’est trois ans plus tard, lors de l’inauguration en grandes pompes du monument aux Morts en 1920, que l’objet précieux rejoint les mains incrédules de Léontine. Elle se voit ainsi confortée dans sa certitude butée qu’elle reverra un jour son mari, devenu sans qu’il ne le sache père d’une petite Anna. Mais quelles pistes remonter pour retrouver le disparu ? D’autant que l’urgence triviale la rattrape : l’argent manque, et les quelques vivres glanées ou échangées contre de menus travaux ne suffisent plus à calmer ni les grognements de faim ni les soucis du quotidien. Par ailleurs, s’il est nécessaire de lutter afin de survivre dans l’immédiat, il est tout aussi impératif de s’inquiéter pour le futur : de l’autre côté de la frontière, un agitateur, redoutable teigne soutenue par des excités idéologiques et des crapules argentées, diffuse un discours de haine qui percole peu à peu dans la société… Les citoyennes gembloutoises, invisibles sœurs de résistance déterminées et solidaires, vont donc devoir combattre, sur plusieurs fronts simultanément.
Elles iront voir la mer, premier roman de la comédienne Anne Sylvain, se lit comme un chant à la gloire du courage, de la force, de l’endurance de ces femmes de l’ombre méritant une mise en lumière légitime et une juste reconnaissance. Il rappelle aussi de manière touchante que l’histoire d’objets personnels contient parfois celle d’actes à la portée décisive et aux dimensions plus amples dont le récit doit enfin être transmis et écouté.
Samia Hammami