Pierre MALHERBE
Jean Dubuffet, Marcel Moreau : la rencontre de deux créateurs de cet acabit, tous deux jetant aux flammes, avec la même rage, « l’asphyxiante culture » – selon le titre de l’un des ouvrages les plus connus du créateur du cycle de L’Hourloupe – pouvait être risquée : ça passe ou ça casse. De 1969 à 1984 (Dubuffet meurt en 1985), ils échangèrent une soixantaine de lettres, se rencontrèrent à plusieurs reprises, à Paris et dans l’atelier du peintre-sculpteur, échangèrent des livres et quelques œuvres, et restèrent en bons termes – ce qui n’était pas gagné, quand on connaît les relations souvent tendues, puis suivies de ruptures fracassantes, que Dubuffet a entretenues avec bon nombre de ses contemporains. Dubuffet est plus âgé que Moreau, trois décennies les séparent. Pourtant, il ne s’agit pas entre eux d’un rapport d’aîné à cadet, d’artiste et père (spirituel) à écrivain déjà un peu connu, mais encore au début d’une œuvre qui aujourd’hui compte plus de soixante titres.
Les connivences du verbe
La première lettre de Dubuffet, début 1969, évoque la lecture du Chant des paroxysmes, que Moreau a publié chez Buchet-Chastel un peu moins de deux ans plus tôt. Jean Paulhan, patron de la N.R.F., le critique d’art et essayiste Gaëtan Picon, tous deux proches de Dubuffet, ont salué dès 1962 la parution de Quintes de Moreau. Il y a pires introductions… Entre les deux autodidactes, l’un natif d’une famille modeste du Borinage, l’autre fils de la bourgeoisie aisée du Havre, les connivences seront nombreuses, à commencer par celles du verbe et des mots. Dubuffet use de qualificatifs à hautes envolées, apprécie la syntaxe chantournée, n’hésite guère à rattraper un retard épistolaire par une missive lyriquement louangeuse. Moreau est Moreau, tel qu’en ses écrits, véhément, emporté, démesuré et impatient, avec peu d’égards pour un monde qui le hérisse et ne le reconnaît pas assez. Il demeure amicalement déférent et lui aussi louangeur envers son aîné. Pourtant, au-delà de ces exercices de style au baroquisme parfois exacerbé de part et d’autre, on lit bien une estime réciproque, une attention pour le travail de l’autre, qui va au-delà des vibrantes déclarations d’affection et d’amitié.
Passes d’armes
Par moments, l’orage menace. Ainsi, un « Cahier de l’Herne » consacré à Dubuffet en 1973 suscite-t-il une lettre courroucée de Moreau. Il a lui-même participé au volume, et écrit pour l’occasion un texte, Dubuffet hors la loi – qu’en 2012 il considérera comme « un torrent d’inepties », indigne de tout ce que Dubuffet représentait à ses yeux. Mais en 1973, il ne se trouve pas dans ce numéro des « Cahiers » en assez bonne compagnie (il y a là pourtant Queneau, Picon, Chaissac, Mandiargues, Hellens, Frédéric Baal…). Et il fustige rudement « l’espèce de trahison qui en résulte, c’est-à-dire, pour parler de vous, une fidélité quasi générale à l’intellectualisme, aux instruments de la perception rationnelle. » On voit poindre le reproche d’avoir succombé à « l’asphyxiante culture »… Il faudra donc plus de trois mois à Dubuffet pour répondre à son correspondant, concédant qu’effectivement, «cet intellectualisme est la maladie de l’Occident et elle ne cesse d’empirer. C’est avec consternation que je la vois progresser à vue d’œil.» Moreau répond, et s’inquiète : pourquoi Dubuffet n’a-t-il pas réagi non plus à l’envoi de son dernier livre, L’Ivre Livre, dont la seconde partie surtout, « semble encore aujourd’hui épier un tressaillement de vous. » Dubuffet a compris le message : « Prodigieux livre cet Ivre Livre, supérieurement autoritaire et entraînant », réplique-t-il quelques jours plus tard… Ces passes d’armes entre les deux, l’un, Moreau, toujours en attente d’un signe de reconnaissance de l’autre, Dubuffet, lui-même en proie aux affres et délices d’une renommée publique et critique parfois houleuse, se lisent avec plus de détachement souriant aujourd’hui.
Marcel Moreau, dans un texte qui clôture l’ouvrage, revient sur ces échanges et « cette rencontre impolicée » qui comptèrent tant dans son parcours personnel, et dans cette fidélité artistique qui les avait réunis : « Ses toiles, à ce diable d’homme, ont une odeur, de même que mes brouillons en ont une, mais ce n’est pas celle des pigments rancis, ni des encres refroidies. Leur effluve est plus corsé que ça, il a l’âcreté de nos tripes, de nos sécrétions, de nos guerres intestines, parfois d’un catch sans son chiqué. »
- Jean DUBUFFET et Marcel MOREAU, De l’Art Brut aux Beaux-Arts convulsifs, préface de Nathalie Jungerman, Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2014, 96 p., 20 €