Art de vivre en période mortifère

Marc DUGARDIN, Table simple, Rougerie, 2015, 76 p., 13 €

dugardin_tholoméDisons-le d’emblée : Marc Dugardin n’écrit pas. Marc Dugardin vit. Marc Dugardin rencontre, partage, s’interroge, s’angoisse, rêve, s’offusque, regarde, ose un mot ou deux, se fait des amis, admire, écoute, goûte, apprécie, se désespère, fait découvrir, s’adoucit.

Ses livres ?

Peut-être peut-on les lire comme des témoignages. Des signes du fait que Marc Dugardin vit, respire, en être humain. Des signes qui ne se bornent pas à être de « beaux objets esthétiques », beaux poèmes, à la forme maîtrisée. Des signes qui, au-delà des mots écrits, renvoient, fort discrètement, sans insister, à tout un réseau de sensations, d’émotions, de pensées et d’amitiés entremêlées. N’importe quelle lectrice distraite ou fatiguée passerait aisément à côté de ces petits détails pourtant lourds de sens.

Prenons Table simple, par exemple, son dernier recueil en date.

Prenons-en les signataires des exergues, les dédicaces et les noms propres qui l’émaillent : Armand, Nicolas, Blandine, Noah, Olivier, Véronique Daine, Alejandra Pizarnik, János Pilinszky, Gyögy Kurtág, Kigali, etc. Reconnaissons-le : la plupart du temps, lorsque nous lisons les exergues et les dédicaces – si nous les lisons –, nous les oublions aussitôt. Ne sont-elles pas de simples ornements, des choses qui existent à la périphérie du texte ? Ne tournons-nous pas au plus vite la page pour nous plonger dans l’écrit, le « véritable » écrit ? Oui mais. Sauf que. Dans Table simple, le lecteur ou la lectrice qui ne s’interrogerait pas sur le pourquoi ces noms, sur la raison de leur présence insistante, louperait, je pense, ni plus ni moins, une part essentielle du recueil.

C’est que, dans la vie, Marc Dugardin sait s’entourer. Doit s’entourer. Ne peut que s’entourer. Même s’il écrit, se retrouve seul à la table d’écriture, il ne peut s’empêcher d’inviter les amis proches, les œuvres musicales aimées, les poèmes d’auteurs révérés. S’entourer de leur présence chaleureuse. Se rassasier d’eux. De leur douceur. Ou de leur dure lucidité. C’est une question de survie. De pouvoir faire face.

C’est que Marc Dugardin écrit en tension. Balance entre deux pôles. S’il y a, d’un côté, les amitiés, réelles ou affectives, il y a aussi, de l’autre côté, l’horreur. La tristesse du monde. Les douleurs humaines, collectives ou individuelles. Les destins tragiques.

Une question commence Table simple : « mais que s’est-il passé au Rwanda ? ».

cette question pas sûr/qu’on la pose vraiment/à celui qui sera revenu de là-bas//pas sûr que quelqu’un la pose//ou personne//on / je / tu // nous

Cette question taraude Marc Dugardin, comme elle taraude l’œuvre de son ami Nicolas Grégoire. Impossible, d’ailleurs, à la lecture de Table simple, de ne pas penser à face à/morts d’être, le bouleversant recueil de Grégoire, relatant une visite au mémorial dédié au génocide rwandais. Chez tous les deux, il y a le refus de rester bouche bée, les bras ballants. Refus de se taire devant l’ignominie, la barbarie. Il y a aussi cette pudeur, cette crainte d’en faire trop. De devenir indécent à force de montrer et de dire. Même recherche obsédante d’une juste position : celle d’être un témoin de ce qui a lieu, dans le présent, sous les yeux ; celle qui pousse à trouver, dans le présent, des signes, des traces encore vivaces et douloureuses de ce qui a eu lieu, dans le passé.

 là-haut/une maison/abandonnée/incendiée//on ne pose pas/de question/non plus//la brûlure vient au ventre/et le paysage se tait/d’un silence/qu’on ne lui connaissait pas

Ni Dugardin ni Grégoire n’ont vécu en ‘94 au Rwanda. L’un et l’autre se sont pris le génocide « après coup », pourrait-on dire. Témoignent, dans leurs recueils respectifs, de ce que peut signifier aujourd’hui, pour un poète européen, de regarder cette tragédie en face. Témoignent de la difficulté de trouver des mots, de parler, malgré tout, d’écrire à propos, à partir de l’horreur absolue.

Mais il y a plus dans Table simple. Je veux dire : il n’y a pas que le Rwanda ou d’autres instants douloureux. Il y a aussi la belle présence des amis. La douceur d’être parmi eux. Le sentiment de former ensemble une espèce de « communauté d’esprit ». Le plaisir de se retrouver à une table/simplement, d’échanger avec eux quelques paroles/enracinées/dans le silence. S’en nourrir comme des mies de pain/à cœur ouvert.

Peut-être est-ce cela, après tout, Table simple, juste cela : un art de vivre en période mortifère ? Oui, pourquoi pas ?

Vincent Tholomé