Un coup de coeur du Carnet
Alain BERENBOOM, La fortune Gutmeyer. Une nouvelle enquête de Michel Van Loo, Bruxelles, Genèse éditions, 2015, 272 p., 22,50 €/ePub : 12.99 €
En 2008, avec Périls en ce royaume, Alain Berenboom crée le personnage de Michel Van Loo, privé quelque peu « looser » qui doit la réussite de ses enquêtes à l’aide de sa fiancée Anne, shampouineuse de son état. Dans les trois titres déjà parus de la série, Berenboom dresse un portrait fidèle de la Belgique de l’immédiat après-guerre, de ses problématiques politiques et sociales, et décrit en termes justes l’ambiance particulière de ces années-là. Mais il publie parallèlement des livres qui se démarquent à la fois des Van Loo et des romans qu’il a publiés avant ceux-ci. On songe à Messie malgré tout, nouvelles sur l’éventualité du retour du Messie ; et bien sûr à Monsieur Optimiste, où il dresse le portrait de son père, Juif polonais réfugié en Belgique où il tient une pharmacie, à Schaerbeek. (Sous le nom d’Hubert, il apparaît dans les Van Loo.) Le sort de la famille Berenboom est évoqué largement dans Monsieur Optimiste, mais la cruauté de l’extermination dans les camps n’est suggérée qu’à demi-mots.
Ce quatrième volume de la série montre une profonde évolution. Van Loo reste ce qu’il est, balloté par les événements plus qu’il ne semble les maîtriser – quoique…; l’humour du romancier est toujours vif. Mais l’argument même du roman va imposer un changement. Van Loo est contacté par l’héritière du docteur Gutmeyer, mort en déportation, qui s’aperçoit que les comptes en Suisse ont été vidés ; elle charge le détective de retrouver le faussaire. Très vite cependant, Van Loo se sent manipulé. Deux meurtres lui étant attribués, il est contraint de fuir en Israël pour y continuer son enquête qui lui permettra, espère-t-il, de se disculper. Mais il ne part pas seul. Cette fois, l’aide décisive ne vient pas d’Anne mais du double littéraire de Monsieur Optimiste, Hubert le pharmacien de la Place des Bienfaiteurs, ami de Van Loo. Hubert est juif, laïc, plutôt socialiste, mais juif culturel quand même, et il s’est posé la question d’immigrer en Israël.
Sur la piste du faux ou du vrai Gutmeyer, les deux hommes vont rencontrer plus que de simples personnages de roman. Alain Berenboom procède, au sein même de son texte, à un changement majeur de ton, parfaitement bien maîtrisé. Il met en scène des personnes qui ont vécu l’enfer des camps, la cruauté innommable des processus d’extermination et qui racontent. Ce sont des moments bouleversants du roman, traités avec beaucoup de justesse et de volonté de faire comprendre. Faire comprendre, entre autres, que dans ces conditions abominables, des hommes ont commis des actes injustes, pour essayer de survivre. Que, même s’ils ont finalement survécu, ils sont morts à la vie. Que même s’ils vivent dans l’État où les Juifs créent une utopie et prennent eux-mêmes en charge leur sécurité, eux sont restés là-bas. Que les trafics et turpitudes montrent, comme le dit Hubert, que les Juifs ne sont pas meilleurs que les autres.
Berenboom décrit aussi très finement les conditions et les enjeux de la création de l’État d’Israël, mais aussi les conflits au sein de la société israélienne entre les Juifs orthodoxes antisionistes, les rescapés figés dans leurs souvenirs et les kibboutzim, arrivés en Israël avec le projet d’une nation. Et cela mène à une réflexion sur la question de l’identité. L’identité juive, entre valeurs religieuses et valeurs culturelles, mais pas seulement. C’est la question générale des identités que pose l’écrivain.
Ceci dit, il s’agit d’un roman à la Berenboom, c’est-à-dire où l’humour garde sa place. Et la logique proprement policière du récit n’est pas abandonnée. L’écrivain affirmait, à propos de l’humour dans l’évocation de son histoire familiale dans Monsieur Optimiste, qu’il n’est pas nécessaire de toujours parler de la Shoah en termes graves. Dans ce roman-ci, il choisit d’alterner les tons. Et donc, après la rencontre des survivants des camps, l’enquête chahutée de Michel Van Loo se poursuit. Elle est façonnée par les doubles ; il existe deux Gutmeyer, deux filles Gutmeyer, et d’autres encore. La problématique de l’intrigue est d’ailleurs la crainte de se faire doubler. Qui manipule qui finalement ? Et là aussi, Berenboom trouble le lecteur ; au début du roman, Van Loo insiste un peu trop sur le fait qu’il se sent une marionnette aux mains d’Irène Gutmeyer. C’est aussi une manière, plus légère, d’évoquer une question récurrente, celle du destin.
Dans les débats qui ont suivi son Prix Rossel, Alain Berenboom a dit qu’un ouvrage sur son père n’avait été rendu possible que parce que lui-même était d’abord devenu romancier et qu’à ce titre il avait pu créer un personnage de fiction à l’image de son père. On peut penser aujourd’hui que c’est parce qu’il y a eu Monsieur Optimiste qu’Hubert, l’ami de Van Loo, peut prendre autant de place dans le roman et aborder les interrogations que le père Berenboom a transmises à son fils sur l’identité plurielle.
Joseph DUHAMEL
♦ Écouter Alain Berenboom parler de La fortune Gutmeyer sur espace-livres.be :