Stéphane LAMBERT, Fraternelle mélancolie, Arléa, 2018, 218 p., 19 €, ISBN : 978-2-36308-150-6
Ce pourrait être un roman qui commence avec brio par la relation de la rencontre entre Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, au Monument Mountain, le 5 août 1850.
Les deux personnages sont introduits tour à tour par un rapide portrait physique et déjà comportemental. Rien ne permet encore de deviner cette Fraternelle mélancolie qui fait l’objet du dernier livre de Stéphane Lambert. Ce début est délibérément orienté vers le genre romanesque et cela correspond à un choix de la part de l’auteur. Il l’affirme clairement : ce ne sera ni une biographie ni une étude littéraire. Faudrait-il pour cela écarter le genre de la fiction ? Non. Stéphane Lambert revendique le droit à la subjectivité dans son projet, le recours à l’invention, et pour cause. Comment pourrait-il se borner aux faits en l’occurrence ? Soit ils ne sont pas connus, soit ils sont trop rares et dispersés pour livrer un soupçon d’évidence ou simplement un sens. En effet, que sait-on des relations entre Hawthorne et Melville ? Quelques rencontres ont eu lieu, des lettres ont été échangées, mais une part de celles-ci, celles de Hawthorne, a été détruite par Melville, on ne sait d’ailleurs pour quel motif. Il faut ajouter le carnet de notes de Melville lui-même, intéressant entre prolixité et retenue. Demeurent surtout les œuvres, mine où puisera notre auteur inspiré. Elles lui fourniront le thème de la mélancolie où s’épanche la fraternité. Il faut à cet égard signaler l’à-propos de l’illustration de la première de couverture, une reproduction de Deux jeunes hommes devant la lune qui se lève sur la mer, de Caspar David Friedrich.
Comme il avait procédé dans Avant Godot, où, partant d’un seul indice, une phrase dans le journal de voyage de Beckett, Stéphane Lambert avait perçu la nécessité d’enquêter, ressenti impérieusement le besoin d’aller plus loin, il a ici encore trouvé la voie d’une plausible interprétation, la sienne pour tout dire. Dans le cas de cette relation entre Hawthorne et Melville, les indices sont plus nombreux, de même les témoignages, la correspondance, les notes et sources critiques. Mais aucun ne permet de découvrir une évidence. C’est alors qu’intervient ce sens second qu’il faut bien attribuer au seul enquêteur entêté et rendu sensible, perméable à sa recherche. C’est qu’il ne craint pas de partir de sa propre expérience d’écrivain, d’homme tout simplement, exposé lui aussi à des affects, à des tentations pour imaginer l’arrière-fable des faits. Démarche inévitable devant l’indétermination de l’Histoire, et revoici la subjectivité.
Il ya des coups de foudre en amitié comme en amour. Qu’en est-il de la dimension sexuelle de l’amitié ? De quoi se nourrit une amitié amoureuse ? Quel est le rapport entre le plaisir non sexualisé et l’éros ? La voie de l’interprétation délibérée en la matière, sous la conduite de l’intuition, est riche et productive, bien que jamais autoritaire.
Je respecte les démarches journalistiques, mais le strict inventaire des faits dans cette histoire correspondrait à la description d’un fragment de momie endommagé par le temps. Et ce qui m’importe, c’est l’être. Pour retrouver cette essence, je n’ai pas d’autre moyen que de me relier intimement au sujet que j’explore.
Le doute n’est heureusement pas absent de la démonstration. Stéphane Lambert parsème son texte de questions, de suppositions, de suggestions.
Comment une telle amitié, qui laisserait tant de marques de part et d’autre, aurait-elle pu se nouer sans l’accord des deux protagonistes ? sans un emballement mutuel ? Qu’avait bien pu lui écrire Hawthorne pour que le souvenir de ses lettres fût un jour si désagréable à Melville qu’il en vînt à les détruire ? Quelles promesses non tenues contenaient-elles ? Quel élan brisé ?
Nul n’en saura rien, « la vérité est partie en poussière ». Sauf celui qui cherche et ose aller au-delà de la clarté du miroir. Cette inquiétude fondamentale, cette mise en question de la réalité de l’écriture, de la vie de l’écrivain, de l’existence elle-même est assez radicale chez Lambert : « faute de pouvoir faire autre chose ».
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit aucunement de résignation, mais d’une élection volontaire. Stéphane Lambert a choisi, dans ses écrits et en particulier dans ses essais sur l’art ou l’écriture, d’appliquer une méthode personnelle qui consiste à s’écarter à la fois de la fiction biographique ou de la biographie romancée et privilégie l’interprétation inspirée des données objectives disponibles. D’où résulte un texte qui convainc par sa rigueur, démontre une qualité authentiquement critique et charme par l’élégance de sa formule inventive. Un texte qui abonde en références ponctuelles et précises, mais fait aussi office d’autocitation.
Il est des coups de foudre en amitié, nous assure Stéphane Lambert. Il y a sans doute de coups de foudre en écriture. Et ils se prolongent.
Jeannine Paque