Lettres d’un siècle

Lucie TESNIÈRE, Madame, vous allez m’émouvoir : une famille française à travers deux guerres mondiales, Flammarion, 2018, 320 p.,19.90 €/ ePub : 13.99 €, ISBN : 978-2-08-143759-3

Lucie Tesnière, Madame vous allez m'émouvoirRien d’étonnant à ce que l’on trouve mention sur le site officiel français « Mission centenaire » du récit que Lucie Tesnière consacre à la vie de sa famille à partir des lettres de Paul Cabouat, son arrière-grand-père. Ce fut le point de départ de cette quête qui a poussé une femme d’aujourd’hui à « tout arrêter » à l’âge de trente-trois ans – à Bruxelles, elle s’occupait alors de faciliter le développement des énergies durables au niveau européen – pour se lancer dans des recherches à travers le siècle et à travers la France.

Ce qui fait l’intérêt des témoignages rassemblés par Lucie Tesnière tient autant de leur diversité et de leur étendue, que du point de vue adopté par l’auteure. Au fil des rencontres et des interviews avec des personnes âgées de quatre-vingt-cinq à nonante-cinq ans, elle se rend compte que l’originalité d’un récit ainsi conçu réside justement dans sa réalisation. Il s’agit de raconter comment elle, Lucie Tesnière, décide le 14 juillet 2012, en parcourant chez sa grand-mère à Nîmes, « cinq petits carnets reliés rouge et bleu (…) : Correspondance et campagne 1914-1915 Paul » d’entrer en période sabbatique pour « reprendre un travail de mémoire commencé il y a cent ans, celui de (son) arrière-arrière-grand-mère qui a recopié quotidiennement les lettres de ses cinq fils pendant la guerre. (…) C’est l’histoire d’hommes dont la mémoire a été conservée par des femmes.»

Paul est l’arrière grand-père de Lucie. La correspondance est celle qu’il a envoyée depuis les tranchées de la Grande Guerre – il y était médecin – ainsi que les lettres de son frère François. Ces courriers ont été recopiés alors par leur mère dans ces carnets qui vont déclencher l’écriture de ce livre, mais aussi, surtout, une exploration hors du commun d’un siècle. C’est aussi un livre initiatique, ou pour paraphraser une formule galvaudée dans le domaine du romanesque, une auto-initiation. Comme l’écrit Lucie Tesnière dans l’épilogue, au moment où son entreprise titanesque suscitait en elle « des doutes sur sa capacité à (le) terminer », les visages de son arrière-grand-père Paul, mais aussi de Jules, de François et de Mamou (sa grand-mère décédée en avril 2018…) « qui ne voulaient pas mourir, qui ne voulaient pas être oubliés (…) c’était cela qui comptait, c’était cette espèce de devoir à la con que – allez savoir pourquoi ! – je m’étais créée vis-à-vis d’eux… »

Pour répondre à ce « allez savoir pourquoi », il suffit d’ouvrir ce Madame vous allez m’émouvoir  et de se pencher, avec le regard et le cœur de la génération des trentenaires aujourd’hui, sur le témoignage d’un poilu. Mais pas seulement. Il faut continuer à tirer les fils des générations suivantes…

En effet, récit familial ne s’arrête pas à la Grande Guerre. Les archives, les enquêtes, les courriers, les interviews plongent la narratrice et le lecteur dans ce qui est, en paraphrasant le mot de Churchill, le véritable prolongement de 14-18 : la Seconde guerre mondiale. Lucie Tesnière nous entraîne alors à sa suite dans l’univers de la résistance et de la collaboration, du courage et des lâchetés, la déportation, les camps. L’histoire privée rejoint l’Histoire lorsque Lucie Tesnière évoque ce qui deviendra le second volet de ce livre et que s’y égrènent les autres prénoms des Cabouat. Outre Paul et François, la narratrice enquête sur Jean-Pierre (résistant, ancien ambassadeur), Jeannette (résistante et déporteé, « Elle a été arrêtée en 1942 », raconte sa fille Jenny qui avait sept ans. Elle fera partie des rescapées du camp de Ravensbrück emmenées en Suède en avril 1945), son fils Biniou et, surtout, son frère, Jean Cabouat, préfet sous le gouvernement de Vichy, en fonction lors de la rafle des Juifs décidée et programmée en 1942. De quelle manière ce dernier a-t-il participé aux rafles de 42 ? Poser cette question éveille le doute, la suspicion, mais aussi l’espoir que derrière la fonction se révèlerait un homme, qui aurait contribué à épargner des Juifs de la déportation.

C’est sans doute dans cette partie sombre de l’histoire que l’auteure s’appropriera  pleinement le sens de ce que lui disait, au début de son enquête, Emmanuel Guibert, auteur de BD à qui elle avait proposé d’adapter l’histoire de ses arrière-grand-pères en roman graphique : « C’est un projet qui va vous permettre de tutoyer des choses essentielles ». La question qui hante Lucie Tesnière est formulée quelques pages avant que le lecteur ne sache ce qu’il en a été de l’attitude de Jean Cabouat, dans une conversation qu’elle a à propos de son enquête : « Je suis constamment en train de me demander si ce que j’écris est juste ». Ce dernier mot peut se lire dans les deux acceptions du terme : conforme à la réalité et à la justice.

Ce livre s’accompagne de dessins (ceux de Paul réalisés dans les tranchées) et de photographies de la Première guerre et de la période 1940-45, autant de fragments objectifs de l’Histoire dont l’enquête obstinée de Lucie Tesnière aura montré l’enchevêtrement de quelques destinées qui en démontrent la complexité kaléidoscopique.

Une fois le livre refermé, on ne peut s’empêcher de songer au vœu formulé par Paul, l’arrière-grand-père, lorsqu’il destine son témoignage aux générations à venir. Lucie Tesnière appartient à celle qui n’a pas entendu les voix des survivants de la Grande Guerre, mais elle leur a donné une résonance nouvelle dont l’écho s’est prolongé dans le siècle qui l’a vue naître. Elle a donné à sa quête familiale une dimension à ce point universelle qu’elle touche chacun d’entre nous, près du cœur et de la conscience.

Jean Jauniaux