Au cœur d’un naufrage

Un coup de cœur du Carnet

Emmanuelle PIROTTE, Rompre les digues, Philippe Rey, 2021, 272 p., 18 € / ePub : 10.99 €, ISBN : 9782848768663

pirotte rompre les diguesRemarquée pour ses quatre premiers romans, Emmanuelle Pirotte nous donne des fictions placées sous le signe de la rupture. Ses personnages évoluent dans un monde où les repères se sont estompés : Seconde guerre mondiale dans Today we live (2015), pandémie dans De profundis (2016), colonisation des Indiens du Grand Nord au XVIe siècle dans Loup et les hommes (2018), épidémie de peste à Londres dans D’innombrables soleils (2019). À la faveur de l’extraordinaire, des personnalités s’affrontent, des destins se forgent. Avec Rompre les digues, elle nous emmène dans les entrechocs de l’argent sans limites et des fractures sociales de notre monde contemporain.

Renaud est rentier, il reste riche sans travailler tout en dépensant sans compter, il vit dans une maison de maître quelque part sur la côte de la Mer du Nord. Favorisé par le sort, il n’a aucun projet qui le détourne de l’ennui qu’il tente de tromper dans la drogue, l’alcool et les frasques. Seule une chevelure qu’il conserve religieusement lui apporte une forme de paix extatique. Cet homme s’acharne sur sa domestique qu’il hait mais qu’il garde à son service jusqu’au jour où elle se donne la mort. Il a autour de lui une petite cour d’amis qui lui vouent une affection pareille à celle qui associe des naufragés, d’autant qu’il sait se montrer généreux. François, le chômeur, Brigitte, qui vole au secours des migrants et leur offre sans compter le gîte et son corps. Ce petit monde semble sombrer peu à peu, sans ambition autre que de passer au mieux la journée en cours et de tirer son épingle du jeu. C’est l’arrivée de Teodora qui va bousculer cet équilibre placé sous le signe du vacillement perpétuel. Nounou et domestique dans une famille aisée qui la laisse en plan à la faveur d’une nouvelle affectation du mari, elle est recrutée par Renaud qu’elle intrigue et fascine d’emblée. Cette femme dégage une force peu ordinaire, elle vient du Salvador où elle a laissé ses enfants pour échapper à la misère et aux narcotrafiquants. C’est dire si est à mille lieues des préoccupations du rentier qu’elle sert et dont les consommations la laissent perplexe. Elle garde en elle les secrets qui touchent à son passé, elle fait face à la vie, debout, au milieu du désastre, prenant soin des autres sans afficher de jugement.

Emmanuelle Pirotte croque ce petit monde avec une plume trempée dans l’acide et le miel. Elle pointe avec talent les violences sociales terribles liées aux écarts de richesse et de statut, l’insolence des nantis, leur difficulté à se laisser guider par l’empathie. Leur désarroi dans la vacuité, qui apparaît à chaque page, confronté à celui des autres qui tentent la débrouille, n’est pas dénué d’humanité, même (et surtout ?) s’il suscite le rejet. Car il ne fait aucun doute que leur lente glissade vers la décomposition est inexorable, sauf sursaut inespéré. Dans ce fouillis humain, d’autres tentent de garder la tête haute et luttent pour gagner leur part de bonheur.

Les analystes soulignent à l’envi que la pandémie que nous vivons contribue à approfondir le fossé entre gagnants et perdants, à creuser les inégalités. Emmanuelle Pirotte met des mots sur les tensions sociales, elle nous parle des destins qui se forgent dans cette violence, des échanges qui se nouent entre des êtres que tout pourrait séparer. Pareil défi littéraire est porté par une colère évidente, un humour à toute épreuve et une tendresse pour le genre humain que le sordide ne parvient pas à étouffer complètement. L’écriture suit le mouvement, fluide, libre, nous offrant çà et là des perles que nous ramassons et que nous serrons dans nos poings pour conjurer les malédictions. Elle nous confirme que nous tenons avec elle une écrivaine qui compte et dont le talent ne cesse de se déployer, jonglant avec les contradictions et des bassesses de l’aventure humaine.

Thierry Detienne