Rolin et Sollers, attelés au même livre

Dominique ROLIN, Lettres à Philippe Sollers 1981-2008, éd. établie et présentée par Jean-Luc Outers et annotée par Frans De Haes, Gallimard, 2020, 432 p., 24 € / ePub : 16.99 €, ISBN : 978-2-07-289375-9

rolin lettres a philippe sollers 2Avec ce deuxième volume des lettres de Dominique Rolin à Philippe Sollers, couvrant cette fois les années 1981 à 2008 – l’écrivaine disparaît quatre ans plus tard, le 15 mai 2012 – se clôture une aventure exceptionnelle et rare, à la fois amoureuse et littéraire, dont il y a peu d’équivalent dans l’histoire des lettres – et dans la vie, tout simplement. Exceptionnelle par sa fécondité d’écriture, certainement, tant les deux écrivains, depuis leur rencontre à l’automne 1958, ont conçu – outre leur œuvre personnelle, distincte mais par moments existant en miroir –  une prouesse qui défie le temps, les habitudes et les conformismes.


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Exceptionnelle encore, par l’aimantation réciproque et passionnelle qui a conduit l’une et l’autre à s’écrire au jour le jour ou peu s’en faut, à éprouver sans faiblir, malgré les aléas de toute vie, la persistance de cet « axiome » qu’ils avaient défini entre eux, ce pacte indestructible où l’amour, la pensée, l’écriture, les lieux (Venise, l’île de Ré, l’appartement surnommé « le Veineux ») s’avéraient indissociablement nécessaires à leur existence – et permettait d’atténuer l’absence et la distance. Exceptionnelle, enfin, car lorsque l’attaque du temps se portera sur Dominique Rolin, de vingt-trois ans l’aînée de Sollers, et l’empêchera progressivement de continuer à écrire romans ou récits, elle réussira à maintenir son entreprise de vie par le biais de la correspondance amoureuse. Le dernier livre publié de son vivant, Lettre à Lise, l’est en 2003. La lettre devient alors l’ultime échappée vive de l’écrivaine vers son amant et un acte littéraire en tant que tel (« ce qui est plus fort qu’un roman »), le journal intime (et non publié) qu’elle tenait parallèlement étant réservé à ses propres oscillations et mouvements de pensée, parfois plus sombres. 

Entre 1981 et 2008, Dominique Rolin écrit 851 lettres à Philippe Sollers. Ce deuxième volume en reprend une sélection de 247, soit plus d’une sur quatre, et encore faut-il ne pas compter les années 1983-1987, dont les lettres ont malencontreusement disparu. L’ensemble de la correspondance, rappelons-le, se compose de plus de cinq mille lettres et une sélection de celles-ci fait l’objet de quatre volumes parus chez Gallimard, tous soigneusement édités par Jean-Luc Outers et Frans De Haes : deux pour Sollers, deux pour Rolin, ce qui confère à chaque ouvrage le statut d’œuvre littéraire à part entière. La totalité de cette correspondance a été acquise par la Fondation Roi Baudouin et, une fois terminée sa numérisation, sera accessible sur Internet.

Les années 1980 sont pour Dominique Rolin incroyablement puissantes, avec pour cœur névralgique sa trilogie romanesque et autobiographique, L’infini chez soi, Le gâteau des morts, et La voyageuse, et une douzaine de livres dont l’un, Journal amoureux (2000) amènera Rolin et Sollers à se retrouver sur le plateau TV de Bernard Pivot, mettant ainsi sous les yeux de tous la réalité de cet amour inconditionnel jusque là si bien caché. On pourrait croire que l’intensité de la « passion fixe » qui la lie à Sollers va peut-être s’amenuiser, tant elle s’engage dans sa propre écriture, et en fait, il n’en est rien. Sollers reste son dieu unique, et une foi pour toutes. Elle le comble de louanges, s’enthousiasme de ses capacités tennistiques, jubile avec lui de telle répartie, échange sur leurs ouvrages en cours, invente pour lui des milliers de mots tendres et vertigineusement amoureux, combat comme elle peut l’absence physique de l’être aimé en préparant ce qui est encore à venir. Un mois après l’émission, elle lui écrit : « L’expérience que nous venons de traverser ensemble (toi en avant, moi en arrière), me remplit d’orgueil. C’est la première fois qu’une telle sensation me bouleverse. J’ai l’impression très nette de te re-rencontrer. »

Il est cependant surprenant de voir à quel point Dominique Rolin pouvait se mésestimer dans son travail d’écrivaine, alors que ses nombreux livres, que Gallimard publie avec constance, sont lus, commentés et appréciés, et que Sollers ne cesse de l’encourager à tenir le cap : nulla dies sine linea, et elle s’y tient. Elle porte d’ailleurs ce même regard sur la condition des écrivaines en général : elles seraient défaillantes par rapport à l’homme-écrivain, « les femmes sont des fourmis, impuissantes », il leur manquerait toujours cette essentielle poussée d’étoiles qui fait qu’on peut rejoindre la galaxie des écrivains de génie (où figure évidemment Sollers, avec Céline, Voltaire, Proust ou Joyce, rien que ça.) Ses jugements sur le monde littéraire ne sont pas tendres, son plaisir pour les compétitions sportives évident, mais elle revient vite à « l’axiome » : elle et lui sont au-dessus de tout ça. Drôle, piquante, et bouleversante, elle le reste, jusqu’à la dernière ligne écrite en 2008 à son « chéri merveilleux » : « Moi aussi je ne pense qu’à toi. Et je continue à respirer comme la plus belle femme du monde. »

Alain Delaunois

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