Un coup de cœur du Carnet
Zoé DERLEYN, Debout dans l’eau, Rouergue, 2021, 144 p., 16 € / ePub : 11.99 €, ISBN : 978-2-8126-2196-3
Elle, dont le prénom nous est tu, c’est une jeune fille aux portes de l’adolescence. Du haut de ses onze ans bien sonnés, elle nous conte sa vie avec ses grands-parents, dans un domaine campagnard flamand. Elle quitte peu les alentours, mais l’exploration du grand jardin lui offre d’inépuisables curiosités. Outre le personnel de maison, il y a sa grand-mère, qui n’est guère loquace, et son grand père qui ne l’est guère plus et vit ses derniers moments. Au vieillard alité, qui ne quitte plus la chambre, elle relate avec parcimonie la vie du dehors, les fruits et les légumes qui mûrissent au soleil de l’été.
De ses parents, il n’est guère vraiment question, moins encore du père que de la mère, qui semble accaparée par d’autres choses. Ses journées, elle les vit tous les sens en éveil et nous n’en manquons rien grâce au monologue auquel elle nous associe. Les baignades dans l’étang qui entoure la maison sont particulièrement riches. Point de plongeons, de cris ou de gestes brusques, elle nage à la rencontre des poissons et des secrets de la vase. Ou elle parle potager, où elle guette l’arrivée des légumes et surtout, en bordure, les groseilles à maquereau dont elle raffole quand elles sont mûres à point. Alors, elle remplit deux bols et rejoint le grand père qui attend ce jour avec impatience. Et puis elle adore observer Dirk, le jeune jardinier qui lui prête main forte et dont les muscles la fascinent. Chaque jour, il y a les chiens de la maison, Tonnerre, Baron et Roc qui lui offrent leur fidèle affection, surtout Baron le rebelle, qui prend régulièrement la poudre d’escampette et nargue les chasseurs. Source d’éveil et d’émois, le jardin du domaine est à lui seul une école de vie qui forge son rapport au monde.
Curieuse de tout, elle scrute aussi l’univers peu enviable des adultes, et nous livre ses réflexions sans retenue, en contraste de la pauvreté des échanges oraux. Les quelques livres trouvés lui sont précieux, comme ce missel que sa grand-mère emporte à la messe le dimanche et qu’elle dissimule dans une armoire et les encyclopédies qu’elle trouve au grenier. Il faut dire que si les dialogues sont réduits au minimum, sa vie intérieure est foisonnante, entre poésie et magie, nourrie de la générosité du cadre naturel qui l’entoure et avec lequel elle entretient une relation intense.
Ma grand-mère me demande de fermer la porte. Le vent est tiède, il sent la pluie. Je n’ai pas envie de fermer la porte. Je reste sur le seuil et regarde les tourbillons de poussière soulevés par le vent. Le craquement est si fort que je sursaute malgré moi; l’éclair libère la pluie, elle s’écrase sur les dalles de la terrasse, une eau lourde, puissante. L’odeur de la terre se mélange aux effluves sucrés des framboises. J’ai envie de nager. Je sors sur la terrasse, ma grand-mère m’appelle. La confiture commence à prendre, elle ne peut pas quitter sa casserole, il est facile de feindre de ne pas l’entendre. Je danse. J’ai la tête en arrière, la bouche ouverte. J’ai un peu peur mais je me convaincs que non.
Dans le cycle de la vie, la mort du souriceau Alaska vient en prélude à celle du chien Baron et celle, future, du grand-père qui décline. Avec eux, elle découvre le cortège de la mort, mais elle refuse la dramatisation dont l’entourent les adultes. Elle s’inscrit dans le rythme de la vie qu’elle observe au jardin où la promesse du printemps triomphe toujours.
Avec cette fable, qui est son premier roman, Zoé Derleyn s’affirme mieux encore comme autrice à part entière tant son texte est d’une force rare qui ne faiblit pas au fil des pages. Son premier recueil de nouvelles, Le goût de la limace (Quadrature, 2017) a été finaliste du prix Rossel et a obtenu le prix Franz De Wever 2018. Son passage au long métrage est une franche réussite et il y a fort à parier que Debout dans l’eau séduira de nombreux lecteurs par l’énergie vitale et la magie qui s’en dégagent.
Thierry Detienne