Les carnets et les moments

Les moments littéraires, n°45 : Diaristes belges, Préface de Marc Quaghebeur, 2021

les moments litterairesDepuis une vingtaine d’années, la revue Les moments littéraires mène un remarquable travail d’exploration des écrits de l’intime, en se concentrant sur des figures qui illustrent, ou des thèmes qui traversent, cette veine de création. À parcourir son riche catalogue (dont certains numéros sont épuisés), on y croise des personnalités aussi diverses que Roland Jaccard, Annie Ernaux, Marcel Conche, Camille Laurens, Boris Cyrulnik, Gabriel Matzneff, Fred Deux, Emmanuel Carrère, Lydia Flem, tant d’autres…

Alors que le numéro 43, intitulé Amiel & Co, regroupait des diaristes suisses, le numéro 45 se maintient dans la périphérie limitrophe de la France pour proposer un volume de diaristes belges. Le parti pris de classer par ordre alphabétique les dix-neuf noms retenus se défend, mais peut-être une succession chronologique aurait-elle encore mieux mis en évidence la permanence comme les mutations de la veine autobiographique chez les francophones de Belgique. Quelle fécondité en tout cas, depuis les notes de Maeterlinck, qui commencent lors de sa rentrée universitaire en 1881, à la consignation de ses rêves par Stéphane Lambert, né en 1974… Un siècle de littérature égotiste se déroule sous les yeux du lecteur, autorisé à faire irruption dans la bulle très personnelle de chacun et chacune. Marc Quaghebeur le dit bien en préface : « C’est sur les formes d’expression du soi – et tout particulièrement en Belgique – que ce florilège invite sans doute le plus à réfléchir. Ne serait-ce qu’à travers la variété des manières, pas forcément diaristiques, de les habiter et de les donner à lire à des tiers ».

Henry Bauchau qui, initiale oblige, ouvre le ban était évidemment pressenti dans une telle sélection. Pour le reste, que de surprises et d’invites à la découverte fusent de ces multiples « laboratoires de la création en marche » (Quaghebeur) : Luc Dardenne revient sur la genèse du film La fille inconnue ; Anne De Gelas préfère à la syntaxe verbale celle de l’alignement d’autoportraits photographiques ; la sensualité s’égare dans les rues de Catane sur les pas de Luc Dellisse, « l’éternel célibataire écrivain » (Quaghebeur) ; l’Histoire se présente au rendez-vous que François Houtart lui fixe, à Saïgon en 1968… Puis voici que s’entrouvrent le carnet Moleskine de Paul Mahoux, foisonnant de noirceur écrite et dessinée, et dont Charlyne Audin redit à merveille l’attirance magnétique qu’il exerce sur le regard, et la précision chirurgicale qui le caractérise puisqu’ici le scalpel utilisé par l’artiste s’appelle rotring.

L’émotion atteint son comble avec Caroline Lamarche, qui place ses pages « sans date » sous l’égide d’Amiel, pour rappeler l’éternité de certaine urgence : « Vivons, disait-il, avec ceux qu’on aime comme si c’était la dernière année, le dernier mois ».

Oui, ce sont bien là de grands « moments littéraires ».

Frédéric Saenen