Liège et ses lettres par leur « gardien de but »

Guy DELHASSE, Liège en toutes lettres, préface d’Armel Job, Éditions de la Province de Liège, 2021, 362 p., 20 €, ISBN : 9782390101673

delhasse liege en toutes lettresGuy Delhasse nous a déjà entraîné sur les pas des écrivains à Bruxelles, Namur, Gembloux, Mons, Dinant, Spa et tant d’autres cités. Nous avions d’ailleurs consacré un article à cette activité touristico-littéraire originale dans Le Carnet et les instants 192 d’octobre 2016. Mais sa ville d’élection et de prédilection reste Liège. Il y revient toujours, il l’a arpentée seul ou en excellente compagnie littéraire des milliers de fois, il lui a consacré déjà de nombreux guides mais aussi des passages dans ses propres ouvrages de fiction. Une passion qui trouve une consécration dans ce Liège en toutes lettres, où l’on apprend que l’ami Bernard Gheur a un jour baptisé Guy Delhasse « gardien de but de la littérature liégeoise ».

Dans un de ses derniers projets dont il est friand, à savoir un « mag du tourisme littéraire en Wallonie et à Bruxelles », intitulé Les Littérantes, le numéro 3 d’avril 2021 était également un spécial Liège, avant le numéro 4 de juin 2021 consacré à Huy, fille de Meuse également. Mais là où Liège en toutes lettres tranche par rapport à toutes les publications précédentes de Guy Delhasse et à ses activités de guide littéraire et urbain (dans les deux sens du terme !), c’est que ce volume représente une somme de connaissances accumulées, de documents cités et publiés en illustrations, de références sur plus de 350 pages. Un tour de force…

L’originalité première de Liège en toutes lettres est également d’avoir mis en avant une approche centrée sur la vie du peuple de Liège. Certes, l’architecture et la topographie sont bien présentes et contribuent à faire de cet ouvrage un guide pour découvrir la ville, mais l’auteur a opté pour des chapitres centrés sur les aspects principaux de la vie en société, au premier rang desquels figurent les métiers des uns et des autres. C’est tout ce qui constitue la pâte humaine que Guy Delhasse malaxe avec bonheur. Le lecteur découvre ainsi dans un premier chapitre la vie ouvrière et artisanale, celle des houilleurs de Montegnée, Seraing, Herstal…, celle des capsuleurs et des forgerons, celle des verriers et cristalliers, celle des sidérurgistes bien sûr, même si ce monde rude et souvent ingrat n’a pas suscité, à quelques exceptions près comme Les faces noires et Le val d’enfer de Jean-Louis Vandermaesen, de véritable littérature prolétarienne. Les chapitres suivants optent pour une approche inédite avec la vie des commerces d’une part et la vie administrative d’autre part.

Pour évoquer ces réalités que beaucoup d’écrivains n’ont pas vécues en direct, Guy Delhasse parle à leur propos d’écrivains « reconstitutionnalistes », des écrivains qui reconstituent la réalité selon l’idée qu’ils s’en sont faite. Plusieurs de ces auteurs sont totalement oubliés aujourd’hui. En les exhumant grâce à ses recherches bibliographiques approfondies, l’auteur pourrait à son tour être qualifié de « reconstitutionnaliste des reconstitutionnalistes ». C’est un des effets indirects de cet ouvrage : nous montrer la durée de vie toute relative d’une œuvre littéraire dans la mémoire collective. Une leçon de modestie aussi pour tout qui a publié un jour. Heureusement, tous les romans cités par Guy Delhasse n’ont pas connu ce sort funeste et son approche de la vie liégeoise s’appuie sur quelques incontournables comme Délivrez-nous du mal, de Robert Vivier, Un gamin d’Outremeuse, de Jean Jour, Chronique de la tradition perdue, la fresque en cinq romans de Paul Dresse, La saga des Lambert, de Janine Lambotte, Les tontons liégeois, de Christian Libens, Les étoiles de l’aube et Nous irons nous aimer dans les grands cinémas, de Bernard Gheur, La disparue de l’île Monsin, d’Armel Job, Comme un roman-fleuve, de Daniel Charneux et surtout Pedigree, le seul et vrai roman liégeois de Simenon, des romans auxquels Guy Delhasse réfère à plusieurs reprises. Mais Liège est terre d’écrivains et d’écrivaines : les œuvres de Nicolas Ancion, Irène Stecyk, René Henoumont, Maxime Rapaille, Jean-Pierre Bours, Luc Baba, André-Joseph Dubois, Marc Pirlet ou Guy Delhasse lui-même sont bien présentes dans le texte parmi tant d’autres.

Tout écrivain, toute écrivaine, ou quasi, est fils, fille des enseignants et enseignantes qui ont présidé à sa destinée, parfois même dans la révolte et la contestation. Tout un volet est à juste titre consacré à la vie scolaire et à l’opposition typiquement belge entre les écoles catholiques, principalement représentées à Liège par le collège jésuitique saint Servais, et l’école publique, avec l’Athénée de la rue des Clarisses, sans oublier l’université locale. Autres chapitres qui nous immergent dans des atmosphères liégeoises : ceux consacrés à la vie syndicale et politique, notamment l’assassinat d’André Cools, meurtre d’un ministre belge rappelons-le, la vie religieuse ainsi que la vie médiatique car si Liège est terre d’écrivains, elle est aussi terre de journalistes devenus… écrivains, dont beaucoup collaborèrent à des titres emblématiques comme La gazette de Liège, La Meuse ou La Wallonie dont l’existence est indissociable du quotidien de la ville principautaire.

Que serait une ville sans sa vie artistique ? Celle-ci est bien présente dans la littérature et dans Liège en toutes lettres. Cinéma avec Bernard Gheur évidemment, théâtre, musique, peinture et… littérature. Dans le chapitre La vie des écrivains, Guy Delhasse revient sur le concept d’« écrivains emboîtés », qu’il avait déjà développé dans Les recettes du polar sauce Lapin. Il s’agit de ces auteurs mis en scène dans une fiction par un confrère ou une consœur, en une étonnante mise en abyme, qu’il s’agisse d’écrivains liégeois ou étrangers. Simenon s’y taille la part du lion, mais d’autres ont connu semblable emboîtement, à un point tel que l’on finit par être pris de tournis à toutes ces évocations et citations. Notons que ce Liège en toutes lettres est aussi plein d’humour et, c’est important de le souligner, d’auto-dérision. 

Dans ses derniers chapitres, Guy Delhasse revient à la vie liégeoise dans ce qu’elle a de plus trépidant, vibrant, vivant, ces moments qui donnent à une ville sa saveur et son identité particulières : les plaisirs de la bouche, les salles de cinéma et de théâtre, les promenades et les parcs, les kiosques, les brasseries, les maisons de passe, les sports et leurs stades, les fêtes et la fête des fêtes liégeoises, la foire d’automne. Diverses manières de jouir de la vie qui ont amené Liège à se voir qualifiée de cité ardente, titre d’un roman publié en 1905 par Henry Carton de Wiart, un avocat… bruxellois. Oufti !

Michel Torrekens