Bernard VISSCHER, Rendez-vous incertain, Murmure des soirs, 2022, 338 p., 22 €, ISBN : 9782930657868
Pierre est un jeune homme. Il vient de publier son premier roman et l’a adressé à son idole, Eduardo Caldon, le célèbre auteur argentin. Celui-ci lui répond, et l’invite à Venise où il réside pour converser. C’est le rêve de tout primo-romancier. Pierre rassemble ses maigres économies, s’envole pour la cité des Doges, et fonce, fiévreux, tout droit vers l’hôtel de son mentor. Mais dès les premiers mots échangés, Pierre comprend que Caldon ne l’a pas invité pour parler de son livre. Caldon entend parler de lui, et raconter pas moins que sa vie qui, dit-il, est bien différente de ce qu’on peut lire dans les biographies autorisées. À moins que.
Moi, Caldon, je suis un personnage de roman, celui que vous écrivez, Pierre.
Les deux hommes vont se voir quotidiennement, dans divers lieux de Venise. Les généreux droits d’auteur de Caldon lui permettent de mener grand train. Au fil des jours, l’histoire s’étoffe.
Il est rocambolesque, le récit de l’existence d’Eduardo Caldon. Il naît en Espagne dans une famille franquiste, s’engage dans la guerre du côté du caudillo, puis bascule presque par malentendu chez les républicains. On le charge d’une mission au Portugal. Il s’enfuit, et le voilà qui erre dans Lisbonne. La police de Salazar le suit. Il traverse l’océan, cueille des oranges en Argentine, tombe amoureux d’une belle Hollandaise, joue au journaliste, écrit de plus en plus, d’abord des notes éparses, puis des chroniques, ce qui l’emmène en reportage au Brésil, où il se vautre dans les cocktails de la jet-set avant de découvrir les favelas et leur misère. Partout il rebondit. Sa vie est une fuite en avant perpétuelle, qui pétille de mille aventures, de drames qui le marquent à jamais, de regards inoubliables, avec en toile de fond quelques-uns des régimes les plus autoritaires de l’époque. À moins que.
Pierre, assez tôt, commence à douter de la véracité du récit de Caldon. Il faut dire que celui-ci n’a de cesse de lui répéter ses clins d’œil : « Écoutez-moi si vous le souhaitez, ce n’est peut-être pas du roman. » Et Pierre se pose la question : « Depuis quand Eduardo Caldon se jouait-il de moi ? » Il faut dire aussi que son existence est plus romanesque qu’un roman. Il faut dire encore qu’il ne croise pas n’importe qui sur sa route. Borges sur un banc, comme dans la nouvelle. Bianciotti sur le pont du bateau qui croise le sien. Belmondo en train de tourner L’homme de Rio. Des vers de Pessoa griffonnés à la main sur un sous-verre, dans un bistro lisboète. Et dans cette même ville, Caldon se lie d’amitié avec un certain Pereira.
Quand Caldon raconte sa vie, c’est une ode à l’esthétique baroque, et un chant d’amour à ses propres divinités littéraires. Il rappelle ses premières émotions de lecteur : L’île au trésor et le Quichotte. Par le fait, son existence semble la suite des voyages d’un Jim Hawkins chevauchant Rossinante, et incapable de jurer s’il n’a pas vraiment vécu ce qu’il a rêvé. Et Pierre, emporté par Caldon, fronce les sourcils, mais ne peut lâcher le livre qui s’écrit devant lui. Même si, à quelques heures de vol de Venise, sa grand-mère bien aimée est en train de mourir et qu’il risque de ne pas lui dire au revoir.
C’est une belle cavale colorée que Bernard Visscher nous propose avec ce Rendez-vous incertain. Pour son premier roman, il a choisi d’être ambitieux, mêlant l’Histoire aux coulisses de la littérature, ouvrant des brèches entre les mondes possibles, et toujours lâchant la bride à la monture de son récit. Nul doute que son expérience dans le cinéma l’a aidé à monter l’ensemble avec un tel rythme. Faire vivre des êtres de papier, c’est le propre du roman. Visscher aime les voir mener grand galop.
Nicolas Marchal