Le livre du père

Mehtap TEKE, Petite, je disais que je voulais me marier avec toi, Viviane Hamy, 2022, 256 p., 18,90 € / ePub : 13,99 €, ISBN : 978-2-38140-024-2

teke petite je disais que je voulais me marier avec toiLa rentrée littéraire 2022 accorde une large place aux premiers romans : 90 sur les 345 romans francophones annoncés, selon le décompte de Livres Hebdo. Mehtap Teke est l’une de ces nouvelles plumes à découvrir. Paru aux éditions Viviane Hamy, Petite, je disais que je voulais me marier avec toi conte l’histoire d’un homme qui, dans l’espoir d’une vie meilleure, quitte sa Turquie natale pour l’Europe occidentale.

Le roman est presque entièrement écrit à la deuxième personne du singulier : si la narratrice, une jeune femme, raconte l’histoire de son père, elle la raconte aussi à son père. Et retrace le parcours de vie d’un enfant pauvre né en Turquie, retiré tôt de l’école où il excellait. Arraché à ses rêves intellectuels, il est contraint de travailler dans les champs de coton avec son père, puis de quitter son pays d’origine pour rejoindre l’Europe occidentale, en quête d’une vie meilleure. Là-bas, il besogne sur des chantiers de construction, devient père d’une famille nombreuse. Avec une obsession : offrir à ses filles les possibilités et l’aisance sociale et financière dont il a été privé.

La 4e de couverture et les remerciements qui terminent le livre laissent entendre que le parcours de vie de cet homme est inspiré de celui des parents de l’autrice, « [n]ée en 1982 dans une famille ouvrière d’origine kurde » et ayant « grandi dans la ville de Charleroi, en Belgique ». Dans le roman, Mehtap Teke a toutefois soigneusement gommé les noms des personnages, désignés seulement par leur fonction de père, de mère, de professeur…, et les toponymes. Un choix qui dépersonnalise le récit et fait de l’histoire de cet homme celle de toutes et tous.

Par petites touches, en racontant le quotidien du père, Petite, je disais que je voulais me marier avec toi dit la résignation, l’envol des rêves, l’obéissance morne qui enserre progressivement le personnage, et tous ceux qui ont parcouru le même chemin que lui :

Chaque fois que mes yeux s’attardent sur les visages résignés, tournés vers la terre, je peux y lire l’abandon de tout rêve. Ces figures ternes me ramènent à toi ; elles me rappellent ton histoire. […] Quand, chaque matin, tu te levais sans rechigner pour te coucher, chaque nuit, sans soupirer, tu te brisais ; tu perdais les étincelles qui avaient forgé tes rêves.

Contraste entre cet homme qui avance tête baissée et l’enfant plein d’ambition que les premières pages du livre décrivent. Face à l’horizon bouché, les rêves d’ascension sociale se reportent sur la génération suivante. De ce côté-là, le père est exaucé : ses filles décrochent toutes un diplôme universitaire. La narratrice, plus encore, excelle dans le domaine littéraire et jongle ainsi avec la langue du pays d’adoption de ses parents. Ses prédispositions lui valent un prix de français à l’école – accompagné comme il se doit du discours du directeur sur l’intégration des immigrés… – et l’incitent à écrire l’histoire familiale. Mais pour sa génération, celle qui est née en Occident et a réussi, l’ascenseur social est entaché d’ambivalence :

je me suis engagée à perpétuer tes ambitions : à les assimiler et à les faire devenir réalité, même s’il faut, pour cela, feindre qu’elles sont miennes.

Comme est ambivalente, aussi, la relation à la terre natale des parents. Si la Turquie « parait vouloir rejeter mes tentatives pour me rapprocher d’elle », elle demeure incontournable : « Il faut savoir d’où l’on vient pour ne pas se perdre sur la route qui mène à nos rêves. »

À partir de l’histoire d’un père, Mehtap Teke évoque, avec finesse et poésie, la transmission, la filiation, l’identité – quêtes éternelles. Mais son roman est aussi celui de l’amour absolu d’une fille pour son père. Annoncé dès le titre du livre, il surgit à chaque page ou presque. « J’aurais souhaité qu’il n’y ait personne d’autre que moi dans ta tête, dans ton corps, dans ton cœur, dans ton âme. J’aurais aimé ne jamais avoir à partager les sentiments que j’avais cru miens : les tiens », affirme la narratrice. Corollaire de cette soif d’exclusivité, les sœurs et la mère sont à peine esquissées, maintenues à la marge. On pressent pourtant que derrière cet effacement se cachent des parcours singuliers. Des vies qui valent, elles aussi, la peine d’être racontées. D’autres histoires.

Nausicaa Dewez

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