Le radeau des émotions

Alexandre MILLON, Les heures claires, Murmure des soirs, 2022, 187 p., 22 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 978-1-23456-789-7

millon les heures clairesL’auteur du beau 37 rue de Nimy (2019, prix Emma Martin du roman) réalise d’emblée le grand écart. Entre audace et humilité. Dès la couverture, il se place sous l’égide d’un géant, Émile Verhaeren, auquel il emprunte le titre d’un recueil poétique, une épigraphe et, par connotation, un ancrage dans une littérature de cimes. Mais un court préambule vient contrepointer l’élan en affichant l’échec et le doute :

La première version de ce texte s’est effondrée. (…) Je n’avais pas la foi ni le bagage pour attaquer la matière en essayiste, en érudit, en philosophe. 

Quelle matière ?

Alexandre Millon a ressenti la nécessité de se lancer dans un projet au noyau fort mais aux contours indistincts. Loin du roman, de la fiction. Pas vraiment une autobiographie ou un récit. Mais alors ? Se dire, dire le monde ou son rapport au monde dans la fragmentation, l’intensité, un certain désordre aussi :

J’aime l’idée du grand air. Une prairie entourée de bosquets exposés aux vents. Pas de haies tracées au cordeau ni de pelouse tirée à quatre épingles. J’avancerai au jugé (…) Des instantanés exhumés du passé ou à peine sortis du bain.

Des émotions liées aux souvenirs, aux cogitations, aux adéquations. Des sortes de carnets mémoriels, teintés de douceur de vivre, d’exigence aussi, sous la forme de textes courts.

Les contenus ?

Traversent l’écran des Heures claires des perceptions issues de toutes les époques d’Alexandre Millon, fugaces et prégnantes. La mère, « apeurée et théâtrale », et le père, « sa marée de non-dits, la Shoah ou autre chose, et cet humour bricolé sur un coin de table ». La tradition judaïque ou les ravages du fascisme. Groucho Marx et Spinoza. Diverses prédilections : le « bain de forêt » (« une famille d’adoption, un lieu de guérison »), la fragilité, le risque (« j’ai préféré ramer sur un radeau »), la musique (le jazz), le voyage (Rome, Venise, Cévennes, Bruges, Cologne, Crète, Pouilles,…), etc.

Une philosophie de vie se déploie, l’apologie d’une rêverie active (qui n’est ni méditation ni paresse), de la rencontre, de la balade (qui y prédispose), de la nécessité du second degré et du lâcher-prise :

Savoir où l’on va ou plutôt saisir ce qui se passe ? 

La rencontre

À travers le défilé des instantanés se faufile la nécessité du lien. Partage, écoute, présence. Un credo asséné d’entrée de jeu :

Votre présence (NDLR : celle des lecteurs) n’est pas, du reste, dirigiste, c’est un souffle qui réchauffe, qui accompagne. 

L’écriture est d’ailleurs assimilée à une bouteille lancée à la mer, en quête de l’autre. Or l’autre ne se trouve pas si aisément :

On est si souvent aux bords des choses, parfois mêmes des êtres les plus proches… 

L’écoute est rare, précieuse, fugitive, tant les temps sont à la course, à la submersion, au bruit et à l’agitation. Et la nature humaine est si imparfaite. Comment être au monde, à l’autre tout en restant soi ? S’ouvrir et s’offrir tout en se protégeant ?

Une distorsion est à noter. L’épouse est assimilée à une présence évidente et assurée, un ancrage qui enchante la vie :

L’aimée papillonne, arpège, fait ritournelle de toute sa personne. (…) Il y a tout l’aujourd’hui qu’il faut pour ne plus avoir envie de bouger. 

L’amitié se révèle infiniment plus instable, difficile à saisir, à entretenir. Un ami de longue date pouvant s’évanouir et un inconnu, ou une tablée nouvelle, épanouir la lumière d’un jour. Comme si l’auteur privilégiait un être incarné en amour mais une idée en amitié.

L’art de l’auteur

Alexandre Millon prétend ne pas s’aventurer dans la poésie mais sa prose est poétique, ses texticules ont une densité d’éclair et d’inventivité lumineuse qui a souvent déserté les sentes du genre officiel :

Je suis un arrangeur d’instants tamisés, pas toujours au point. (…) Habiter les embellies du ciel, au-dessus du jardin qui enserre la maison. (…) J’ouvre plus large le regard, je métisse mes opinions. Je mange ma ration de nuances. 

La musicalité, mise en abyme dans les évocations du free jazz, se répercute dans une construction faussement désinvolte, où un terme ou une idée, souvent, se prolongent de texte en texte, échos qui flattent l’âme.

In fine…

Les heures claires d’Alexandre Millon, dans leur projet complet, en amont et en aval, précipitent vers le tout récent Parler avec les dieux de Luc Dellisse… et une réflexion sur une édition indépendante qui ose publier des « Objets Littéraires Non Identifiés » qui rallieront l’or des temps sans passer par la case « Profits immédiats ».

À déguster à la page, les oreilles de la sensibilité grandes ouvertes.

Philippe Remy-Wilkin

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