Venir au monde

Un coup de cœur du Carnet

Louis ADRAN, La nuit de Neauphle où naître, Cheyne, 2023, 64 p., 17 €, ISBN : 9782841163281

adran la nuit de neauphle ou naitrePlacé sous le signe de l’énigme (du dire, du vivre), s’ouvrant sur une citation de Marguerite Duras (« Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie »), le recueil poétique La nuit de Neauphle où naître dépose un verbe qui est de l’ordre d’un regard éminemment tactile. Le ballet d’ombres humaines que Louis Adran convoque se voit nimbé d’un flou quant aux lieux, aux époques, aux personnages, aux actions. Dans une langue qui, hors de tout mime, fait l’épreuve de sa genèse, cette suite poétique scandée en quatre parties qui rythment l’avancée de la nuit nous entraîne dans des paysages forestiers, champêtres parcourus par des êtres tendus vers l’avènement d’une naissance. Dans la splendeur étincelante de l’écriture se découpent une fuite vers Neauphle, la rencontre de femmes, accoucheuses de « l’être nouveau », l’attente dans la nuit de l’été d’un événement qui rend le naître à lui-même.

Par la nuit de Neauphle il y eut, pour
nous seuls éreintés une sorte de jardin,
fragile, un bosquet où faire danse et dire,
lentement sans paroles, la folie noire de
naître, entourée de lueurs.

Dans le sillage des deux premiers recueils éblouissants de Louis Adran, Cinq lèvres couchées noires ; Nu l’été sous les fleurs, d’un premier roman, Au moins nous aurons vu la nuit, publié sous le nom d’Alexandre Valassidis, La nuit de Neauphle où naître délivre un magnificat en quatre temps, serti dans le silence, dans le retour moite de figures obsédantes qui courent d’un recueil à l’autre — la nuit, les lèvres, le corps, l’été, les ruines, le végétal, le perdu, la quête de l’auroral.

Portée par un lyrisme qui étoile le dire dans une poétique impressionniste du voir, l’écriture saute par-dessus son ombre pour interroger les fiançailles du lisible et du visible. Les jeux entre ombres et lumières produits par les phrases brûlent au diapason du procédé pictural du clair-obscur. La magie parfois inquiétante des lieux dirige le cours des actes et des rêves des silhouettes qui peuplent ces pages hantées par le souvenir et la tentation du mutisme, du retrait dans l’avant-langage.

À la fin de la phrase j’ai tenu l’enfant
dans une sorte de paresse, son cou petit
des hanches, face aux labours jeunes
dans l’envie de ne plus dire, ne plus
jamais faire livre de rien, des mots, des
images singulières comme celle qui
nous parut à midi, de loin, ces cinq
bêtes noires remontant sans geindre le
feu d’une allée.

Les visions dont le poète est captif, les images fantasmatiques métamorphosées voyagent d’un recueil poétique à l’autre. Les « cinq bêtes noires remontant sans geindre le feu d’une allée » renvoient au titre Cinq lèvres couchées noires. Entre les deux magiciens des couleurs poétiques, Rimbaud et Trakl, le dais des couleurs impose sa prégnance au fil d’une poétique où le registre des teintes cesse de désigner des qualités secondes pour devenir une esthétique de la sensation chromatique. Dans des contrées avalées par le mystère, sœurs du pays où l’on n’arrive jamais d’André Dhôtel, la prose poétique de Louis Adran cisèle « une nuit où dire naître ». La nuit de Neauphle où naître conte le point d’ombilic de la gestation de la phrase dont nous lisons les éclats. Elle pose aussi une équivalence hermétique entre la naissance de l’enfant et la venue au monde de tout un chacun que la première autorise.

(…) je sus
qu’en quelque sorte nous étions nés
nous aussi, juste avant l’aube.

Véronique Bergen

Plus d’information