Antoine WAUTERS, Le plus court chemin, Verdier, 2023, 256 p., 19,50 € / ePub : 16,99 €, ISBN : 978-2-37856-177-2
Certaines personnes éprouvent parfois le sentiment qu’il leur est impossible de pouvoir échapper au passé, à l’histoire familiale, à la condition sociale et culturelle qui a contribué à les construire. Comme si ce passé empêchait de vivre le présent, ou, pire, d’envisager l’avenir, tout modeste qu’il soit. Ce n’est pas que ce passé soit mieux, ou moins bien, ou franchement destructeur, c’est qu’il est là, un parasite qui s’incruste en permanence dans l’aujourd’hui. Le nouveau livre d’Antoine Wauters qui paraît en cette rentrée littéraire s’inscrit à rebours de cette constatation, sans pour autant lui dénier tout crédit. Le plus court chemin, s’il est bien sous-titré « roman », aurait pu être un « récit » autobiographique, mais l’auteur de Mahmoud ou la montée des eaux (Verdier, 2021) maîtrise les nuances sémantiques et n’entend pas céder à la confusion. Le roman, autobiographique ou non, laisse accès à cette part de fiction qui permet parfois une mise à distance bienvenue lorsque la nostalgie, par exemple, pourrait s’avérer être un élément d’enfermement, et non d’ouverture.
Soit donc une famille, celle du narrateur, dont on pourrait dire qu’il s’agit d’A.W., vivant au début des années 1980 en Wallonie. Et plus précisément entre l’Ardenne namuroise et liégeoise, où les rivières se nomment Ourthe et Amblève, où les campagnes se partagent entre cultures et élevage, silos, machines agricoles, meuglements et flattes de vaches, petites bourgades, étendues de prés, de roches et de collines boisées. Le père est « banquier », circule beaucoup, écoute Souchon et Sanson en voiture, qu’il range chaque soir sur l’allée de gravier qui conduit au garage. La mère est enseignante à la ville, aime Elvis, Chuck Berry et les Beatles, pratique la peinture en amatrice. Ils sont deux frères, et une sœur arrivée plus tard. Les frères sont jumeaux – et l’on se souvient alors d’autres jumeaux, Léonora et Marcio, dans Pense aux pierres sous tes pas (Verdier, 2018). Les parents sont catholiques pratiquants, l’effacement de soi une donnée naturelle, le tapage et la fainéantise proscrits, tout comme les dépenses inutiles. Il y a des fêtes dans les villages, des rancœurs entre hameaux concurrents, des gens qui se marient entre eux, d’un village à l’autre. Il y a Pépé et Mémé, Papou et Nénène, et aussi des oncles flamands, un peu singuliers, venus s’installer chez les Wallons.
Il y a surtout chez le narrateur – malgré la grande joie qu’il ressent à jouer, notamment avec son frère –, une crainte de s’exprimer, devant tant de langages différents et de champs lexicaux tellement précis, face à une toponymie qui chante dans la tête, et des mots qu’on utiliser entre enfants. Mais pas à l’école, où une institutrice qu’on appelle Cheval hurle à tout va, et moins encore à la ville, quand, plus tard, il s’agit de faire des études sérieuses. Mais à Bruxelles, à l’université, dans les librairies ou au cinéma, d’autres mots surgissent, qui fondent, non pas une appartenance, mais une communauté que l’on apprend à reconnaître. Un autre monde, et un décalage social.
C’est là qu’apparaît la seconde phase, réflexive, du narrateur sur ce qu’il est devenu : enfant silencieux autrefois, quasi mutique, au point de se voir imposer des cours de diction, il ne cessait de s’évader, de rêveries solitaires en découvertes des éléments naturels qui l’environnaient. Ce qui lui procurait beaucoup de plaisirs inattendus. « Je n’étais pas destiné à écrire, mais à flotter », glisse-t-il. « Simplement, je me suis aperçu que l’écriture était un excellent moyen pour ça, sans ennuyer personne, en plus. » Mais du coup se pose la question de la légitimité, pour celui qui racontait des histoires à sa poupée, d’être devenu ce poète, auteur, écrivain. « Parfois je me demande si mes qualités d’enfant n’ont pas fait de moi un adulte pitoyable, si mon refus d’aller vers les autres ne m’a pas transformé en type étroit, terrorisé par tout. (…) Et si les qualités qu’on prête aux écrivains, pour finir, ne relèvent pas davantage du pli autistique que du talent. Mes livres sont-ils autre chose que mes maladies déguisées ? »
Avec la singularité formelle qui traverse chaque livre d’Antoine Wauters, on peut répondre par l’affirmative, tout en ayant à l’esprit que revenir vers soi et comprendre le chemin qu’on a suivi est, pour chacun et chacune, une aventure aussi profondément ardue que suivre le Capitaine Nemo dans ses Vingt mille lieues sous les mers. Cette plongée personnelle, entre retenue et affection, que le narrateur effectue dans les atmosphères d’autrefois, la contamination par les souvenirs s’enchâssant les uns aux autres, suscitent chez lui des émotions qui ne surfent pas sur une vague nostalgique. Au contraire elles tentent, grâce à l’écriture, d’en renouveler la compréhension la plus intime en un vivant présent.
Alain Delaunois