Un coup de cœur du Carnet
Eléonore DE DUVE, Donato, Corti, 2023, 216 p., 21 €, ISBN : 9782714312952
Donato a marché, arraché, caressé, goûté, ri, pleuré. Il s’est penché, courbé, est remonté. Il a souri, pleuré, bu, dansé et raconté peu. Il a quitté la chaux de son village des Pouilles pour le Pays noir de Charleroi.
Avare de mots, mais riche de souvenirs, il laisse à sa petite-fille moins que des photographies en noir et blanc, des traces – à peine des esquisses – lacunaires, sur lesquelles restent à mettre couleurs, odeurs, saveurs. Des mots qui trahiront inévitablement la vérité :
Quand on cherche à reconstruire la mémoire de quelqu’un, fatalement, on s’efforce (on se maltraite un peu) à convoquer des images qui ne sont pas les nôtres, à évoquer des événements étrangers, à entendre, voir, s’émouvoir, pleurer, sentir, jouir comme l’autre, à remplir sa boîte interne (la former, l’informer) d’une matière insaisissable et, par conséquent, insuffisante.
Mais très vite, la vérité – parcellaire – prend vie : le ciel se peint seul et les souvenirs, réels ou imaginés, affluent.
Le destin particulier de Donato, élément unique d’un kaléidoscope infini, homme parmi les hommes, est aussi celui de tant d’autres. Celui des ouvriers ayant quitté leur Italie natale pour s’offrir en sacrifice à l’économie des États et travailler dans les mines en Belgique. L’Histoire apparait comme la seule vérité, celle qui viendra au secours de la fiction sensible et ressentie. Connue de tous, mais désincarnée pour beaucoup, elle sera plus qu’une trame de fond, celle qui fait d’Éléonore de Duve la petite-fille de Donato et la fille de Maria Antonella, dont les nom et prénom révèlent l’ancrage ailleurs alors qu’elle est née à Charleroi à une époque où les lieux publics sont « interdits aux chiens et aux Italiens ».
À titre personnel, cette situation me bouleverse, dit-elle, je pourrais être la petite-fille d’un autre, si toutefois celui-ci eût été muet, comme Donato (un grand-père bavard m’aurait donné ses histoires, il serait devenu irremplaçable). J’ai la peau pâlie par l’émigration, le regard ivre de l’éducation-type, souvent de l’espace pour les songes. La ligne certes rompue, bistournée, menant chacun d’un bout au bout de ses jours, s’inscrit pour moi d’abord à Charleroi, au Pays noir dans le pays, et dans la capitale à présent, elle persévère, à se tracer. Mon caractère n’est pas italique, je n’ai d’attachement qu’à mon endroit […]
Alors la petite-fille y met du sien, de son vocabulaire, de ses mots à elle, des mots sensibles, précis, qui rappellent parfois les descriptions de Giono (elle cite d’ailleurs l’auteur dans ses sources). Elle se dit volubile et onduleuse et on découvre dans ce premier roman d’Éléonore de Duve une prose quasi poétique. Ainsi évoque-t-elle une rencontre amoureuse de son grand-père avec ces mots :
Exécution souveraine des cœurs. Fusion furieuse. Désinence muette, d’un cœur.
Les phrases se dispersent et s’espacent sur la page, semblant mettre en exergue les sentiments. Ici : Il cache sa tristesse. Et là : Lucia sera aussi : si triste.
Plus loin, la représentation d’un carré noir précède ces mots :
Je suis dans le noir et, dans le noir, il n’y a rien à faire, on perd ceux que l’on aime.
Et c’est dans un mouvement aux accents rimbaldiens que les lettres redonnent des couleurs au passé. Avant le Pays noir, il y a eu les collines verdies de romarins et de vignes plongeant dans une mer bleu azur bordée de trullis blancs. Il y a eu la vie, une vie comme tant d’autres et pourtant rendue unique sous la plume d’Éléonore de Duve, celle de Donato, parti en 1946 de son village des Pouilles pour rejoindre la Belgique avec l’espoir d’une vie meilleure.
Laura Delaye
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Un extrait de Donato
Un extrait proposé par les Éditions Corti