Thomas GUNZIG, Rocky, dernier rivage, Au diable vauvert, 2023, 368 p., 20 €, ISBN : 979-10-307-0605-5
« Manuel de survie à l’usage des prévoyants » pourrait être le titre de ce roman Rocky, dernier rivage, en référence à un texte précédent de Thomas Gunzig, Manuel de survie à l’usage des incapables. Car Rocky est bel et bien un manuel de survie.
Les catastrophes naturelles se sont succédé, toutes plus graves, dues au dérèglement climatique, entrainant des guerres et de graves troubles sociaux. Les humains les plus riches, pour autant qu’ils aient été prévoyants et avisés, ont quelque chance de pouvoir échapper à l’effondrement général. Fred est de ceux-là. Sur une petite île ignorée, loin des convoitises, il a fait aménager une retraite parfaitement équipée, permettant de survivre de très nombreuses années (et donc il est plutôt prévoyant et non incapable). Des équipements sophistiqués comportant des redondances de sécurité et des provisions abondantes et variées mettent sa famille à l’abri pour longtemps. On doit d’ailleurs saluer l’ingéniosité et les grandes capacités techniques et organisationnelles de Thomas Gunzig, admirablement documenté sur maints aspects technologiques et logistiques. Tout est juste et parfaitement plausible. De facto son roman apparaît comme un excellent manuel de survie.
Sur l’île, Fred, sa femme Hélène et leurs deux enfants, Alexandre et Jeanne, retrouvent le confort qu’ils ont toujours connu. Ils sont cependant hantés par leurs souvenirs, vivant principalement par la mémoire, par les phantasmes de la vie d’avant, nourrie qu’elle était par l’imaginaire des séries et par la culture télévisuelle. Mais l’hiatus se marque de plus en plus entre la vie réelle qu’ils mènent et la nostalgie d’une vie désormais impossible. Et les tensions s’exacerbent entre eux lorsque plus aucun lien n’est possible avec le reste du monde et qu’ils sont, peut-être, parmi les derniers survivants. Le conflit éclate aussi avec Ida et Marco, leurs serviteurs, qui refusent ce lien de soumission servile, dernier vestige du monde disparu.
Pour chacun des personnages, Thomas Gunzig décrit finement l’évolution de son état mental et de ses rapports aux autres. Pour ce faire, il focalise le récit alternativement sur chacun, dans un ordre rigoureux, qui contribue à la montée de la tension dramatique. Cette juxtaposition montre le fossé qui s’établit entre les membres de la famille.
Parmi les récits de catastrophe de civilisation, Rocky propose un point de vue original. Peut-on survivre en répétant à l’identique et même en mieux (ou en pire) le monde que l’on vient de quitter ? Faut-il repartir de zéro, couper tous les liens et réimaginer des solutions basiques ou primitives ?
Si les titres chez Gunzig sont souvent arbitraires, Rocky est significatif et à double sens. Il a celui de roc, de refuge, même si le sous-titre propose modestement « dernier rivage ». Mais c’est aussi la référence au film Rocky, « l’histoire de cet homme qui, par amour, essaye de devenir autre chose que lui-même et y parvient ». Peut-on considérer que chacun des membres de la famille a réussi à devenir autre chose que lui-même ? Ou bien que leur histoire est « à l’image de toute l’histoire de l’humanité, le fruit du hasard, que ça ne signifiait rien du tout, que ça n’avait aucun sens » ?
L’on retrouve aussi, plus que jamais, ce style si particulier de Thomas Gunzig, fait d’une précision extrême : ainsi, il ne s’agit pas de chaussures mais de Nike Wildhorse 7 ou de Asics Nimbus. Et sur ce fond de précision surgissent brusquement des formules et des images inattendues qui n’en ont que plus de force : « (…) plus de mensonge. Plus de faux espoirs. Juste la vérité cristalline, rincée du calcaire de l’hypocrisie ». Et un ton distancié et quelque peu ironique atténue le propos général plutôt pessimiste – et que l’on espère pas trop visionnaire.
Joseph Duhamel
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Un extrait de Rocky, dernier rivage
Extrait proposé par les Éditions Au diable vauvert