Hommage à Élisa Brune

Elisa Brune

Elisa Brune

L’écrivaine Élisa Brune est décédée le 29 novembre 2018 des suites d’un cancer. Elle avait seulement cinquante-deux ans. Romancière, essayiste, journaliste scientifique, elle est l’auteur d’un grand nombre d’ouvrages. Elle a peint aussi et dessiné sous le nom d’Élisa Else.

J’ai lu la presque totalité de ses publications et je l’ai rencontrée quelques fois, notamment lors d’un colloque à l’Université d’Edimbourg en mars 2008, sur le thème « Écriture et altérité ». Francographies était l’occasion d’une rencontre entre écrivaines francophones et critiques. Alors que les Suisses avaient lu des textes inédits, Brune avait parlé de son travail en général et surtout de l’identité belge, celle de Michaux et la sienne. Pas encore de ce qui allait devenir le sujet majeur de ses écrits à partir des années 2010, la sexualité féminine. Elle était plutôt réservée et ne laissait guère alors paraître la variété et la richesse de ses préoccupations. Je regrette de ne pas l’avoir fréquentée davantage.

Son parcours est étonnant. D’abord ingénieure commerciale, sortie de la Haute école Solvay, elle a travaillé chez IBM. Elle s’intéresse très vite à la recherche scientifique et soutient une thèse de doctorat en Sciences de l’environnement.

Après un premier ensemble de textes, Fissures (1996), tenant à la fois du poème, de la confidence et de l’essai et qui remporte le prix de la Première œuvre et le prix Maeterlinck, elle donne plusieurs romans et parallèlement collabore à des revues scientifiques telles que La recherche, Sciences et avenir, Sciences humaines, etc. Dès ce recueil Fissures, il est évident que rien n’échappe à l’observatrice, toujours attentive. Elle décrit les effets du monde en les rangeant selon leur nature, et surtout selon sa perception et son humour. Elle démontre la faculté de sérier ses observations, sans oublier l’art précieux du fragment, ce qui redouble le plaisir de la lecture : apprécier le détail dans sa minutie, mais aussi la vue d’ensemble hautement satisfaisante.


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Son premier roman, Petite révision du ciel (1999), offre déjà une double perspective. C’est le  récit de la conversion professionnelle d’un homme qui abandonne son travail dans les assurances et choisit de vivre librement avant de se vouer à son véritable intérêt pour la science et plus spécialement pour l’astrophysique. Un parcours qui révèle en partie celui de l’auteure. Cette passion sera le thème d’un roman ultérieur, Les Jupiters chauds (2002), plus nettement orienté vers les sciences exactes, mais autour du même personnage. Ces deux écrits se caractérisent par un discours différencié selon la matière abordée, plus littéraire s’il s’agit du vécu sentimental du héros, plus journalistique dans les commentaires proprement scientifiques. Le but ultime étant le partage d’une passion et l’objectif majeur est de rassembler dans un même espace narratif des disciplines généralement distinctes sans que l’une soit minorée par rapport à l’autre. Les encarts scientifiques sont donc inclus effectivement dans la matière romanesque même s’ils sont d’un niveau élevé et parfois difficiles à apprécier.

Edgard Gunzig

Le roman, et plus tard, l’essai, représentent un moyen de diffuser la recherche scientifique le plus largement possible. La situation type met en présence un narrateur témoin, journaliste candide en quelque sorte, et des scientifiques de haut niveau. Ce témoin va se charger de transmettre positivement les recherches et les acquis : il s’informe et s’interroge lui aussi par la même occasion. Plusieurs domaines seront ainsi explorés comme les mathématiques, l’astrophysique, l’astronomie, l’hypnose, la psychanalyse… Les ouvrages les plus convaincants sont écrits en collaboration avec des chercheurs qualifiés comme Edgard Gunzig pour Relations d’incertitude (2004) et Jean-Pierre Luminet pour Bonnes nouvelles des étoiles (2009). Brune donne largement la parole à Gunzig tant pour définir l’opposition entre la physique classique et  la physique quantique que pour évoquer son histoire personnelle, ceci explique peut-être que le volume soit sous-titré « Roman ». Ce qui était prévu comme une entreprise savante, à savoir la vulgarisation d’un sujet pointu, s’associe avec le tracé humain d’un être durement confronté à l’Histoire et devient une recherche psychologique sur l’adaptation et une leçon antidogmatique de philosophie et d’humour.

Brune  publie encore trois romans qui démontrent une aptitude à l’analyse des conflits, familiaux dans Blanche cassé (2000)  et dans La tournante (2001), remarquable pour sa facture polyphonique, sentimentaux dans La tentation d’Édouard (2003), un modèle de séduction épistolaire, avant de passer à une autre série d’essais, centrés sur la sexualité féminine et le plaisir des femmes en particulier.

Selon Caroline Verdier, auteure d’une thèse non publiée, mais disponible aux AML à Bruxelles, qui a particulièrement exploré le rôle de la science dans la fiction, Élisa Brune aurait poursuivi son dessein de populariser la matière scientifique en s’adressant alors dans des romans et puis des essais à un public plus vaste de lecteurs intéressé par un secteur plus accessible et commercial que les mathématiques ou l’astrologie.

La séquence sexualité commence avec Alors heureuse… croient-ils ! Un volume sous-titré sans détour, « La vie sexuelle des femmes normales » (2008). Ce roman est présenté comme un recueil de confidences et d’enquêtes sur « les choses du sexe ». Partant de quelques souvenirs personnels marquants, l’auteure a interrogé des femmes et constaté avec surprise la diversité des avis lorsqu’on veut bien se découvrir quant aux réactions de son propre corps ou celles de l’autre. L’essentiel serait d’abord que le secret est bien gardé. Il n’est pas courant parce que pas facile de parler de sa propre sexualité, qu’elle concerne la vie en couple ou la vie tout court. Question d’ouverture : quand, comment, pourquoi et avec qui le plaisir culmine-t-il ou s’esquive ? Une infinie variété de réponses parmi lesquelles domine l’ignorance, semble-t-il.


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Ce livre atypique, qui n’est ni un roman, ni une autofiction, ni un essai est selon ses mots un « coup de gueule ». Celui de son auteure sans doute, mais clamé au nom de quarante ou deux mille autres femmes. Celles qui ont ramé et rament encore pour trouver le plaisir. Chaque paragraphe de l’avertissement pourrait être cité comme une déclaration d’intention ou encore un manifeste. La suite des publications est sans ambiguïté, ce livre-ci marque bien un tournant dans le parcours d’Élisa Brune. Elle ne cessera plus de revenir sur ce thème du plaisir sexuel des femmes, plainte ou constat factuel. Rare, difficile, mais accessible grâce à l’information, aux enseignements voire aux recettes que l’auteure prodigue dans les ouvrages suivants. Si elle a démarré sa recherche à partir de sa propre personne et sur les témoignages de proches, elle espère que ces expositions débloqueront quelque dialogue futur.

« Ma timide complainte s’est muée en réquisitoire musclé. J’ai dérivé vers une entreprise de salubrité publique. »

Cette entreprise, elle l’accomplit à l’écart de toute complainte en effet, parce qu’elle ne craint pas l’humour. Manière de détourner l’obstacle ou de le mieux révéler. Elle ne cesse en tout cas de déplorer l’ignorance, du moins la méconnaissance, qu’elle estime trop volontaire du sujet. Voulant démythifier la sexualité, elle tente par la variété des exemples d’en débusquer les causes. Elle fustige bien entendu en premier l’incuriosité des hommes et des femmes elles-mêmes. Celles-ci peuvent savoir que l’orgasme existe si elles l’ont éprouvé seules, mais ne le communiquent pas ou peu à leur partenaire.

Ces premières considérations publiées en 2008 sont à replacer dans un contexte donné, mais ont peu à voir avec ce qu’on a appris de Beauvoir, tant dans Le deuxième sexe que dans ses lettres d’amour à Algren. Les corrections ou aménagements en nuances interviendront plus tard chez Brune. Il est notable que ce premier manifeste se termine par le récit d’un rapport sexuel parfaitement idéalisé, mais aussi par une invitation très nette à témoigner sur un site web : un questionnaire que l’on va retrouver dans Le secret des femmes. Voyage au cœur du plaisir et de la jouissance (2010).

Aucun doute cette fois, aucune hésitation. Les femmes n’ont pas d’accès automatique à l’orgasme, d’où cet ouvrage écrit en collaboration avec Yves Ferroul et qui comporte deux pans. Le premier concerne la réaction des femmes à une enquête ciblée, un questionnaire détaillé sur l’orgasme, proposé sur internet ; le second livre une collection des acquis de la littérature scientifique sur chacun des sujets clés, sur la recherche en cours et sur ses points d’interrogation.

Le livre commence par un constat d’inégalité entre les hommes et les femmes quant à l’orgasme, toujours ou presque fréquent chez la majorité des hommes, rarement ou jamais, une fois sur trois chez les femmes du XXIe siècle questionnées. Cet orgasme féminin, Brune le qualifie de « tache aveugle » dans les sciences exactes ou humaines. Or ce n’est pas la nature qui inhibe la femme, mais la culture. Le plaisir féminin ne s’est pas épanoui parce qu’il n’a guère été cultivé. Dans ses écrits ou conférences, Élisa Brune est assez indicative. En premier lieu, elle détaille l’anatomie, différencie clitoris (dont la morphologie comme organe interne et complexe est seulement connue depuis 1998), vagin et autres, en appelle aux fantasmes et artifices, mais curieusement minorise le sentiment. L’amour qui est un démultiplicateur du désir et s’avère un combustible efficace ensuite, serait parfois un obstacle au plaisir, car la charge émotionnelle n’induit pas nécessairement la liberté d’agir. La conclusion semble bien que la sexualité épanouie reste une aventure, malgré la nécessité de compétences fondamentales comme l’aptitude, la culture, l’investissement et la curiosité. Le livre ne s’en tient pas là puisqu’il se termine par un épilogue hors jugement, « Quatre rêves de femmes », qui évoque quatre hommes pour des relations différentes.

Aller de l’avant serait le mot d’ordre du volume suivant de ce qu’on peut appeler une série, car l’auteure va poursuivre dans la même veine et publier désormais chez le même éditeur, Odile Jacob. Dans La révolution du plaisir féminin. Sexualité et orgasme (2012), le sujet reste le même sans surprise, mais l’augment est important dès le titre : « révolution ». Un livre fait entre autres de rencontres particulières. D’une part avec des chercheurs scientifiques ou praticiens, d’autre part avec des femmes qui ont une expérience de vie notable. Les tracés sont divers, à quoi il faut ajouter d’autres sources : des thérapeutes, des éducateurs et toujours la nécessité d’améliorer la connaissance individuelle du corps de préférence à l’exploration d’autres domaines comme la sociologie.

Que ce parcours évoque celui d’Ulysse ou d’Alice au pays des merveilles, il sera aussi varié et diversifié que les personnes interrogées. C’est cette multiplicité des points de vue qui signe le caractère révolutionnaire du plaidoyer en même temps que la volonté de convaincre. On ne s’y trompera pas, Élisa Brune se tient éloignée de la militance féministe, sa conviction et sa pédagogie sont une affaire personnelle.

D’autres volumes viendront élargir cette volonté de transmettre, joignant à l’information la coquetterie littéraire du récit de fantasmes. Le salon des confidences (2013) développe davantage de fictions sur le mode érotique et de familiarité dans la transmission, comme en témoigne un chapitre sur la vérité troublante du sexe masculin. Labo sexo. Bonnes nouvelles du plaisir féminin (2016) mise sur l’humour que soulignent encore les dessins de Serge Dehaes.

« Toutes ces discussions reflètent les insuffisances de nos connaissances, mais aussi les dissensions idéologiques entre des groupes qui ont des opinions arrêtées. »

Après avoir débroussaillé le terrain, au siècle précédent, le temps est en effet venu de jardiner.

« L’herboristerie sexuelle est en marche, avec ses climats spécifiques, ses espèces endémiques et ses classifications toujours recommencées. »

Il est probable qu’Élisa Brune, poursuivant ses enquêtes, aurait constamment réalimenté sa réflexion. Sa vocation semblait tracée : dépister le devoir et lui substituer le pouvoir que peut toujours assurer le savoir. Deux des derniers ouvrages parus de son vivant, sans abandonner ce propos de prédilection, montrent beaucoup d’imagination et de fantaisie, avec un retour marqué à la formule littéraire et le choix intéressant de la performance et la régularité : les textes courts sont tous de même dimension et témoignent chacun de l’unité du traitement. Pensées magiques. 50 passages buissonniers vers la liberté (2013) : des chroniques qui se confient au quotidien et à la disponibilité du hasard. D’autres textes brefs : Tant pis, je fonce ! (2018) avance 50 histoires pour saisir la vie, dernière œuvre connue que la critique a comparée à la fraicheur du vent en été ou à la pétillance du champagne. Deux recueils qui invitent encore au plaisir d’une manière pleine d’humour et d’originalité. Traités cette fois en toute liberté, on retrouve les thèmes du couple, des femmes, du sexe et de la jouissance. Toujours loin des habitudes et surtout des préjugés, ce dernier message reçu nous enjoint de vivre pleinement.

« L’incongruité, qui pour les suiveurs serait presque un gros mot, me plaît comme une denrée rare, un plaisir de gastronome »

Il faudrait considérer chacune des productions d’Élisa Brune en particulier tant la diversité est grande. Une dernière remarque implique d’évoquer un tout autre aspect, franchement philosophique cette fois, qui concerne l’attachement de Brune à Cioran, pendant de longues années. Isolé dans la séquence que nous venons d’évoquer, l’essai au titre étonnant, La mort dans l’âme. Tango avec Cioran (2011), est à la fois empreint de désespérance et d’énergie créatrice, démontrant les talents de polygraphe de l’auteur en même temps que sa personnalité complexe : « une danse endiablée entre Cioran, la mort et moi. Un tango sauvage à trois ».

Se faisant l’écho de l’écrivain qui l’a fascinée, Élisa Brune a souligné sa richesse – « toutes les notes d’une symphonie jouées au même moment », mais noté aussi des phrases que l’on ne saurait oublier aujourd’hui :

« Je ne connais rien de plus inconfortable que de rester en vie ».

Jeannine Paque

Bibliographie sélective


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°202 (avril 2019)