Espace Nord : leur préférence

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Pour le n°216 du Carnet et les Instants, dédié au 40ème anniversaire d’Espace Nord, 9 auteurs et autrices, eux-mêmes publiés dans la collection, présentent leur Espace Nord préféré. 

Le choix de Carl Norac
Le choix de Patrick Delperdange
Le choix de Colette Nys-Mazure
Le choix de Frédéric Saenen
Le choix de Véronique Bergen
Le choix de Jean Claude Bologne
Le choix de Nathalie Skowronek
Le choix d’Ariane Le Fort
Le choix de Joseph Ndwaniye


Le choix de Carl Norac :
La région du cœur de Fernand Dumont (n°20)

dumont la region du coeur

Il y a des livres que l’on emporte avec soi dans la forêt à l’aube ou le soir, puis que l’on emmène vers la ville, la nuit, des livres dont les lignes sur chaque page redessinent soudain les boulevards, se jouent en même temps des noirceurs et des lueurs. La région du cœur de Fernand Dumont est de ceux-là. Je le découvris à la fin de mes études, en 1985, un des premiers volumes d’Espace Nord. Ce surréaliste montois m’était inconnu et ce fut comme si une ombre propice se découpait derrière un miroir. « Tu es entrée et toute la lumière est entrée avec toi » écrit-il à celle qui fut sa « Nébuleuse ». L’amour fou prôné par Breton se mue en dialectique, mais le poème révèle aussi cette candeur de l’imprévu qui fuse aux lèvres, la permission d’une féerie assumée où la libre pensée pose trace. Par la suite, devenu professeur et bibliothécaire vagabond, j’emportai partout en partage cette collection d’instants qu’est La région du cœur avec, dans la même collection, ses amis Chavée, Nougé, Scutenaire. Sur mes chemins, mes détours, ils forment, sous « l’influence du soleil », ce quatuor d’espiègles fantômes que je ne quitterai jamais des yeux. 

Carl Norac
Auteur de Piéton du monde (Espace Nord n°391, choix anthologique établi par Jean-Luc Outers et Gérald Purnelle) et de Lettres du géant à l’enfant qui passe et autres poèmes (Espace Nord Zone J n°40).
Préfacier de Julie ou la dissolution de Marcel Moreau (Espace Nord n°187).

Le choix de Patrick Delperdange :
Les villages illusoires d’Émile Verhaeren (n°23)

verhaeren les villages illusoires

Vous savez quoi ?
La poésie
J’aime pas trop ça
Comprenez bien
La plupart du temps
Je trouve ça gnangnan
Les haikoukous
Dégoulinant
De fleurs des champs
Et ces grenouilles
Qui font flic floc
Dans la brume bleue
Vous voyez le genre
Et voilà qu’un jour
En exergue d’un roman
De je ne sais plus qui
Coetzee peut-être
Lui ou un autre
Je lis deux vers
De Verhaeren
Et je me dis
Tiens tiens voilà
Qui m’a l’air costaud
Mais peut-être que
C’est une exception
Bien choisie un éclair
Au milieu de la nuit
Comme disent les poètes
Alors je vais voir
D’un peu plus près
J’ouvre un recueil
Qui traîne chez moi
Et j’en reste sur le cul
Des vers comme ceux
Que je venais de découvrir
Il n’y avait
À peu près que ça
C’était de l’énergie
À l’état pur
Des bruits de cloches
De la sueur
Et puis du sang
Ça circulait un peu partout
À vous flanquer
La chair de poule
Il y avait même un homme
Qui faisait l’amour
À son amour
Mort depuis longtemps
Et qui pour ça
L’avait sorti
De son tombeau
Il y avait
Des corps tordus
Par la souffrance
Et par la vie
J’ai lu tout ça
Et je me suis dit
La poésie
Eh bien j’aime ça
Quand c’est Verhaeren
Qui l’écrit 

Patrick Delperdange
Auteur de Chants des gorges (Espace Nord n°328), de Tombés des nues (Espace Nord Zone J n°29), Comme une bombe (Espace Nord Zone J n°51) et La Beauté Louise (Espace Nord Zone J n°67).

Le choix de Colette Nys-Mazure :
Ça rime et ça rame de Liliane Wouters (n°25)

wouters ça rime et ça rame

Genre majeur, la poésie est d’abord notre langue maternelle, celle des premiers mots, les essentiels, alliés à la mélodie des comptines, dans l’insatiable étonnement d’être au monde. Les anthologies propagent ce feu sacré. L’exemplaire de  l’Anthologie thématique des poètes francophones de Belgique est celui de notre cinquième enfant née en 1973 : il porte son prénom, nom et numéro de téléphone au cas où elle l’égarerait ! Liliane Wouters n’avait-elle pas précisé dans sa brève préface, que l’ensemble des textes doit être compris sans peine dès la fin de l’école primaire ; elle insistait sur la notion de plaisir.

Je ne pourrais assez dire combien j’ai usé de ce livre au format poche si pratique, combien de poèmes j’ai incorporés et partagés à voix haute ou par voie postale. Ma mémoire est peuplée de Spède, Vivier, Jacqmin, Desnoues, Geeraert, Kegels… Aussi Christian Libens et moi, avons-nous été heureux de poursuivre dans le sillage par notre anthologie Piqués des vers ! Trois cents coups de cœur poétique (2014) pour célébrer le 300ème de la collection. 

Colette Nys-Mazure
Autrice de Feux dans la nuit (Espace Nord n°219), Sans y toucher (Espace Nord n°220) et Célébration du quotidien suivi de Sans y toucher (Espace Nord n°385).
Anthologiste avec Christian Libens de Piqués des vers ! (Espace Nord n°300).
Postfacière de La surface de l’eau d’Eugénie De Keyser (Espace Nord n°111).
Préfacière de La rose et le rosier de Nelly Kristink (Espace Nord n°311).

Le choix de Frédéric Saenen :
Délivrez-nous du mal de Robert Vivier (n°53)

vivier delivrez nous du mal

En 1932, année de sortie de Voyage au bout de la nuit, un immense roman belge parait, à Paris également (chez Grasset). Il est signé Robert Vivier, né en région liégeoise le 16 mai 1894 – une semaine avant Céline. Celui qui deviendra professeur d’université, poète, et mourra nonagénaire – la même année que Simenon – aura une carrière autrement discrète que son presque exact contemporain. Parmi sa production pléthorique, et tombé dans l’oubli, se détache Délivrez-nous du mal, le roman biographique (et non la « biographie romancée ») du Père Antoine. Cet ouvrier au regard magnétique, doué de talents de guérisseur, connu dans toute la Wallonie, fut à l’origine du seul culte religieux né en Belgique, à l’aube du 20e siècle : l’antoinisme. Vivier, pourtant esprit libre et laïc, a su faire revivre l’homme de foi et de bonté intégrales que fut Antoine mais aussi le petit prolétariat du bassin industriel mosan qui défile dans sa modeste demeure. Il a traité son sujet avec un vérisme lumineux, une sincérité inouïe, un amour profond. S’il manque un n°53 à l’actuel catalogue Espace Nord, ne cherchez plus : c’est celui qu’il s’agit de réattribuer à ce chef-d’œuvre.

Frédéric Saenen
Auteur de L’enfance unique (Espace Nord n°399) et d’un dossier pédagogique consacré au naturalisme (Espace Nord, 2016)

Le choix de Véronique Bergen :
Julie ou la dissolution de Marcel Moreau (n°87)

moreau julie ou la dissolution

Sixième ouvrage de Marcel Moreau, publié en 1971 chez Christian Bourgois, couronné par le Prix Charles Plisnier, Julie ou la dissolution explore les intempestivités des corps et de la langue. Figure bataillienne de la flamboyance et de l’excès des pulsions, Julie Malchair introduit la fête des sens dans le royaume de l’ordre. Engagée comme dactylo pour une revue scientifique, cette « petite fleur de folie » arrive comme le Visiteur dans Théorème de Pasolini. Initiatrice aux voluptés de l’érotisme, experte en perversités, elle libère les rédacteurs de leur carcan. Personnage central de la quête de fruition, de jouissance orgiaque et libertaire sous laquelle se tient l’œuvre de Marcel Moreau, Julie pulvérise les règles morales, les convenances de la vie sociale. L’action émancipatrice qu’elle exerce s’apparente aux effets d’ivresse que génère l’écriture de Moreau. Semant des émois érotiques qui dérèglent le monde ordonné et mort du bureau, elle catalysera une bacchanale, une orgie de chairs, d’alcool et de drogues, seul horizon sous lequel la vie « ventrale et sexuelle » renverse le temple froid de la raison. 

Véronique Bergen
Autrice de Kaspar Hauser ou La phrase préférée du vent (Espace Nord n°372).
Postfacière de Les silences de Médéa de Malika Madi (Espace Nord n°275), Les candidats de Yun Sun Limet (Espace Nord n°349), et Sous dialyses précédé de Chanvre et lierre de Charline Lambert (Espace Nord n°402).

Le choix de Jean Claude Bologne :
La derellita de Vera Feyder (n°91)

feyder la derelitta

Comment un des romans les plus pénétrants sur le sentiment d’abandon m’est-il apparu comme un des plus stimulants sur ce sujet douloureux ? Un paradoxe apparaît d’emblée : la derelitta, l’abandonnée, ici par un amant marié, est aussi celle qui abandonne, en l’occurrence le domicile conjugal. Sa déréliction est plus fondamentale et remonte à des images de l’enfance, un père mort à Auschwitz, un âne enlisé dans un pré, la mère qui rapetisse sur le quai de la gare… La fugue recouvre surtout une peur de l’engagement – « chaque attache devient menace » – elle-même due à l’angoisse de l’attente, qui pousse à fuir toute dépendance amoureuse : « l’attente ne sera plus puisque rien n’arrivera ». Le sens du mot s’infléchit alors (dans l’amour, on « s’abandonne ») et les situations s’inversent : la derelitta devient celle qui abandonne, au risque d’une souffrance insoutenable et, en fin de compte, de la folie. Reste, dans un saisissant élargissement de la perspective, l’abandon suprême : celui du personnage par l’auteur qui lui a « prêté vie ». « Rien n’égale en stupeur cet abandon des mots » : la romancière, et son lecteur, peuvent alors abandonner l’abandonnée.

Jean Claude Bologne
Auteur de Le frère à la bague (Espace Nord n°235) et La faute des femmes (Espace Nord n°282).
Préfacier de La danse du fumiste de Paul Emond (Espace Nord n°82) et de De très petites fêlures de Michel Lambert (Espace Nord n°305).

Le choix de Nathalie Skowronek :
Une enfance gantoise de Suzanne Lilar (n°124)

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Si on l’avait oublié, Suzanne Lilar nous le rappelle : la littérature est le plus formidable télescope braqué sur le « temps perdu ». Le sien nous renvoie au début du siècle dernier, au cœur d’une famille de la petite bourgeoisie gantoise. Avec ses codes (tenir son rang, parler français sauf avec les domestiques, se réjouir d’un « beau mariage » quand bien même le mari a la main leste sur l’épouse), ses humiliations (les piques de la belle-sœur lilloise à la réussite plus affirmée, l’invitation à jouer chez de plus fortunés dont les enfants s’entraînent à faire preuve de charité), ses particularismes (le vin coupé à la bière, les combats politiques, la fracture linguistique), sa schizophrénie (vivre en français, mourir en flamand). Entre la Recherche proustienne et les Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar, dans une langue raffinée, Suzanne Lilar nous invite non seulement à revisiter un monde disparu, mais nous livre de précieuses clés pour la compréhension de notre aujourd’hui. 

Nathalie Skowronek
Autrice d’Un monde sur mesure (Espace Nord n°377).

Le choix d’Ariane Le Fort :
La seconde vie d’Abram Potz de Foulek Ringelheim (n°330)

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J’ai rencontré Foulek Ringelheim la première fois par hasard à la librairie Filigranes. Il louvoyait entre les rayons comme un gamin prêt à faire un mauvais coup. Nous étions tous les deux finalistes du prix Rossel, lui pour La seconde vie d’Abram Potz, moi pour Beau-fils.

Il m’a dit, avec son petit sourire inimitable, à la fois chaleureux et légèrement lubrique :
– Je me demande lequel de nous deux aura le Nobel.
Sans tenir compte une seconde du fait que nous étions cinq en lice.
– Le Rossel, vous voulez dire.
– Oui, oui, le Rossel, évidemment.
Au moment de nous séparer, il a répété le même lapsus, Nobel, Nobel, sûr de son coup.

C’est moi qui ai gagné le Nobel, quelques jours plus tard, et il est venu à la fête. J’étais très heureuse de le revoir là, avec son petit air de malin, de lutin satanique. Il se promenait de nouveau seul parmi les groupes de gens et, alors que je le remerciais d’être venu, il m’a dit en plissant les yeux et en souriant avec la jubilation que son héros Abram Potz montrait lors de chaque projet meurtrier : « Je suis venu pour vous tuer… »

On a finalement préféré être amis. 

Ariane Le Fort
Autrice de Beau-fils (Espace Nord n°224).

Le choix de Joseph Ndwaniye :
Quatrième étage de Nicolas Ancion (n°358)

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Dans Quatrième étage, Nicolas Ancion pose sur Bruxelles un regard cynique, réaliste et tendre à la fois. Il nous invite à partager le quotidien de personnages cabossés par la vie. Leur existence est alourdie par une telle promiscuité qu’elle empêche toute possibilité de se projeter. À Bruxelles comme dans d’autres grandes métropoles, la vie se déroule à deux voire à trois vitesses. Dans cet immeuble du bas de la ville sévit un marchand de sommeil qui semble n’avoir aucune considération pour l’être humain. Thomas est amoureux fou de sa femme Marie, malade, qui ne peut quitter le lit. Il est obligé de lui mentir pour lui cacher la misère dans laquelle ils ont sombré. Puis un amour improbable semble naitre de la rencontre entre Serge l’apprenti plombier et Louise la Bourgeoise. Nicolas Ancion nous démontre la puissance de l’élan vital, rien n’est figé dans la vie. Et il emballe ces grands thèmes universels : la mort, l’amour, le bonheur d’un humour typiquement bruxellois. 

Joseph Ndwaniye
Auteur de La promesse faite à ma sœur (Espace Nord n°371).