Véronique BERGEN, Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, postface de Charline Lambert, Impressions nouvelles, coll. “Espace Nord”, 2019, 301 p., 8,5 €, ISBN : 978-2-87568-411-0
Il faut applaudir au choix de la collection “Espace Nord” de publier le roman de Véronique Bergen, Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, paru chez Denoël en 2006. Cette collection vouée à l’origine à la réédition et à la diffusion des œuvres patrimoniales des lettres belges de langue française est toute désignée pour faire une large place aux auteurs importants du temps présent et plus précisément pour accueillir une personnalité comme Véronique Bergen. Philosophe, romancière, poète, essayiste, critique littéraire et artistique, elle incarne à elle seule un ensemble, une totalité créatrice qu’a reconnus notamment l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique en l’élisant tout récemment.
Ce roman, troisième dans sa production à l’époque, marque un tournant dans sa carrière foisonnante. Elle s’y attaque à ce qu’on pourrait croire réservé à l’Histoire. Il s’agit en quelque sorte d’un fait divers qui n’est pas banal, qu’elle translate dans une fiction selon une formule non traditionnelle. Un dispositif qu’elle renouvellera à plusieurs reprises dans ses romans ou dans des biographies biaisées, qui concernent aussi bien Louis II de Bavière que Marilyn Monroe, Mylène Farmer, Janis Joplin, Luchino Visconti, Patti Smith et d’autres.
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Dans cet ouvrage-ci, un adolescent de seize ans apparaît le lundi de Pentecôte en mai 1828 sur une place de Nuremberg. Il ne connaît qu’une phrase : il veut devenir cavalier dans les chevau-légers comme son père. Illettré, coupé du monde, malhabile, probablement autiste, il tient une lettre à la main qui dévoile son nom, Kaspar Hauser. Le prologue nous apprend que l’imaginaire de l’époque, a voulu faire coïncider ce Kaspar Hauser “surgi de nulle part, d’un monde hors autrui et hors langage” et l’héritier de la maison de Bade, le fils du grand-Duc Charles et de Stéphanie de Beauharnais, disparu mystérieusement en 1812. Ce Kaspar prisonnier dans une geôle aveugle avant d’être ainsi projeté tout à la fois dans la vie, les hommes, les choses et les mots, rencontrera alors divers protecteurs, une voisine qu’il aimera et un assassin qui le tue en 1833. Son cas demeure une énigme qui divisera les partisans d’une hypothèse et de son contraire, mais Véronique Bergen, sans prendre parti explicitement en fait un vrai roman de création, ce qui est tout de même une option essentielle.
Le projet est élaboré par le narrateur qui s’exprime, comme le double possible de Bergen dans un seul chapitre. En revanche l’auteure s’explique sur sa méthode dans une postface à cette version remaniée comme à la précédente.
Nous avons librement recréé l’histoire de Kaspar Hauser en mêlant faits historiques et invention romanesque. Réalité et imagination se sont fécondées l’une l’autre. […] N’ayant d’autres lois que celles qu’il s’impose, le roman a dès lors eu toute liberté de se bâtir sans tenir compte des analyses génétiques […] Ayant pour seules contraintes celles qu’il s’est données, le roman n’a guère à se soumettre à un référent qui lui serait extérieur.
Il s’agit donc de ce qu’elle définit joliment une “invasion réciproque des faits et de la fiction”. C’est ainsi que prime sur des données de géopolitique, historiques, psychologiques le choix de la cohérence romanesque qui repose sur la polyphonie. Diverses voix s’expriment dont chacune trace le portrait de l’énonciateur qui se prononce. La voix de la mère, toute en tendresse et douleur, la voix de la comtesse de H, magma de méchanceté, haine et cruauté, la voix du geôlier, la voix de Feuerbach, l’un des protecteurs et observateurs, celle du narrateur, de l’assassin, du cheval. Sans oublier la voix dominante de Kaspar Hauser, la plus originale, un parler Kaspar totalement inventé : une langue inouïe, inédite et fondamentalement poétique.
Cette réédition est scientifique et comporte outre les notes, repères chronologiques et bibliographiques de Bergen elle-même, la postface inédite, comme tous les volumes de la collection Espace Nord, une analyse très subtile et prégnante de Charline Lambert et la bio-bibliographie de l’écrivaine.
La version présente remaniée a changé de dédicataire : “à Michèle, à Marcel Moreau”.
Jeannine Paque