Les maudits littéraires, hors du « champ général »

Denis SAINT-AMAND et Gérald PURNELLE (sous la dir. de), Textyles n° 53 : Malédictions littéraires, Samsa, 2018, 195 p., 15 €, ISBN : 978-2-87593-199-3

Quel thème plus fécond que celui de la « malédiction littéraire » – si ce n’est celui, plus contemporain et souvent marqué d’un sceau idéologique que celui de « l’infréquentabilité » ? La revue Textyles nous apporte la preuve que le cercle des poètes et écrivains maudits ne se limite en effet pas aux banquettes patinées des bars à absinthe montmartrois ni à ces soupentes où se meurt, la fleur de l’âge rongée par la tuberculose ou un vilain « virus d’amour », quelque rimailleur famélique, typique de la faune du Paname belle-époque… 

La Belgique compte aussi son lot de littérateurs ignorés, méprisés, éclipsés, dont l’ethos se définit par l’injustice du traitement qu’ils subirent de la part de leurs contemporains. Mais avant d’examiner les cas individuels, une première remarque s’impose : la rareté des figures féminines dans ces pages. Denis Saint-Amand, dans son éclairante introduction, en convoque une, au destin météoritique, Sophie Podolski, qui se suicide à vingt-et-un ans à peine, le 29 décembre 1974. Sans doute cette figure particulièrement tragique, auteure d’un« cahier-défouloir »qu’elle avait intitulé, en visionnaire, Le Pays où tout est permis, aurait-elle mérité une place élargie dans ce dossier. Reconnue par les telquelliens auxquels se voit pour ainsi dire affiliée de force par Sollers, évoquée par le Chilien Bolaño dans plusieurs de ses romans, Podolski incarne peut-être l’exercice de la violence scripturale la plus radicale et ensauvagée parmi la théorie d’excommuniés rassemblés ici. Mais les trois pages que lui consacre Saint-Amand suffisent à saisir le drame de cet être pur et fragile, surtout quand l’universitaire rappelle la manœuvre éditoriale dont elle fit l’objet de la part de Philippe Sollers, qui la publia sans concertation ni accord : « Néophyte méconnaissant les lois du fonctionnement du champ littéraire, Sophie Podolski est ici instrumentalisée par un individu très au fait des profits éventuels que peut générer un tel coup, finalement peu risqué : la poétesse apparaît comme une manière de trophée exhibée par Sollers, qui trouve là une alliée toute désintéressée,capable de servir sa propre conception de la littérature sans même en prendre conscience, dans la candeur irritée et son refus du monde ».


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Denis Saint-Amand définit trois critères de base à la malédiction littéraire :la marginalité par rapport au cursus honorum des Lettres ; le retrait assumé et revendiqué du champ littéraire ; et parmi, les thèmes privilégiés de l’écrivain maudit, la mise en scène de soi et de sa pénible condition, à travers ses textes. Il analyse avec beaucoup de finesse l’ambiguïté de l’attitude bohème, tiraillée entre une impécuniosité rédhibitoire et l’aspiration à des habitus d’essence aristocratique. Contraint par la pauvreté ou émancipé par un surplus de richesse, l’artiste jouit de toute manière d’un otium qui n’a rien de platement bourgeois, cette dernière classe sociale étant forcée de gagner sa vie par le neg-otium et donc  unanimement honnie par le bohème.

Mais l’artiste en rupture de ban vit-il cependant de la même manière à Paris ou en Belgique ? Denis Saint-Amand rappelle à juste titre que, évoluant dans un milieu moins centralisé, le bohème se rencontre à Bruxelles comme en province. Les origines ou lieux de résidence privilégiés des profils retenus dans le volume en attestent : hainuyer, le peintre puis romancier réaliste Émile Leclercq et « borins », le prolétarien Constant Malva tout comme le grand éventreur Marcel Moreau ; namurois, l’insaisissable Henri Michaux ; liégeois, le soliloqueur Jacques Bernimolin et le soli-looser Joseph Orban ; enfin, « villageois wallon », Jean Tousseul,et Anversois de naissance mais parisien d’internement, André Baillon… La diversité est donc au rendez-vous et se décuple dès que l’on envisage les ascendances sociales. Ils peuvent être, ou non, issus de familles nanties, de parents lettrés dont ils se sont détournés. Ils peuvent avoir publié très jeunes un titre éclatant, puis connaître le désaveu et le silence, ou alors ne jamais manquer d’éditeur durant leur existence parfois très longue, être soutenus (par des bourses) ou primés, tout en en adoptant une posture qui campe leur image d’incompris sulfureux. « La malédiction n’est plus seulement une condition défavorable et thématisée, elles’est muée en déguisement possible d’individus qui, pour assurer leur propre réclame, s’échinent à faire eux-mêmes leur malheur. » énonce un Denis Saint-Amand un brin provocateur et décalquant opportunément Paul Watzlawick.

Mention spéciale à l’article de Laurent Demoulin pour sa contribution sur l’(un peu moins désormais) inconnu liégeois Jacques Bernimolin. L’approche adoptée dans ce texte, signé pourtant par un universitaire maîtrisant parfaitement les outils conceptuels de l’analyse, est désarmante de sincérité et de bon sens. Demoulin y souligne l’incontournable subjectivité qui entre en jeu dans l’examen d’un « maudit littéraire »que l’on aurait de surcroît côtoyé. Et de commencer donc par l’évocation de ce moment privilégié où, dans les années 1990, il a assisté, dans quelque mastroquet mosan où Jacques Izoard présentait des auteurs de tout acabit, à une performance de ce diable de Bernimolin, éructant en public ses « raps sans musique » qu’il ponctuait de coups de poing assenés à la table.

En traitant de la malédiction, nous sommesdoublement en dehors de la science : d’une part, parce que nous ne pouvonsmettre de côté notre subjectivité et, d’autre part, parce que nous sommesobligés de nous appuyer sur celle-ci pour aller à contre-courant de l’opiniongénérale du champ, des institutions, voire de la société tout entière. Et dansle cas où nous faisons partie d’un sous-champ soudé par la conviction intime dela qualité de tel ou tel auteur indûment négligé par le champ générale, nousnous référons alors, en dernier recours, à la chaleureuse subjectivité d’un desindividus les plus prestigieux de notre groupe et non à une anonyme et froideinstitution. 

De tels propos confirment l’éminente fréquentabilité des maudits, qu’ils aient été exclus du « champ général »pour leurs engagements, leurs addictions, leur tempérament velléitaire ou excessif, voire par les effets de leur propre volonté et par stratégie retorse.Car leur œuvre se situe à l’exacte intersection de la littérature et de la vie,du mensonge et de la vérité, de la douleur et du plaisir, de la maîtrise et du jeu. Là où exactement aime à se tenir toute personne qui ose encourir ce risque suprême, la lecture