L’attaque du train avant Auschwitz

Sylvestre SBILLE, J’écris ton nom, Belfond, 2019, 320 p., 17 € / ePub :  11.99 €, ISBN : 978-2-7144-8225-9

Qui étaient les jeunes résistants juifs qui attaquèrent et stoppèrent en 1943 un convoi de déportés, parti de Malines pour Auschwitz ? Dans son premier roman, le réalisateur et journaliste Sylvestre Sbille retrace leur parcours héroïque.

Brutalité des faits. Le 19 avril 1943, un nouveau convoi, le vingtième depuis qu’a commencé en août 1942 la déportation des Juifs de Belgique, quitte la gare de Malines. Pour la première fois, ce sont des wagons à bestiaux qui sont utilisés. Entassés les uns sur les autres, plus de 1600 Juifs de tout âge, hommes, femmes, enfants, ainsi qu’un petit nombre de résistants juifs, et d’autres évadés de convois précédents, extirpés de la Caserne Dossin. Leur destination : Auschwitz. Soudain, non loin de Haacht, à Boortmeerbeek, le train s’arrête brutalement. Des coups de feu sont tirés, une fusillade éclate, des portes de wagons s’ouvrent… En quelques minutes, 231 ou 232 déportés parviennent à s’échapper. Plus d’une centaine seront repris, soit tués, soit déportés à Auschwitz. À la fin de la guerre, 153 d’entre eux avaient survécu. Des 1400 autres déportés du XXe convoi, près de 900 furent envoyés directement dans les chambres à gaz, et la plupart des autres moururent à Auschwitz et Birkenau.

Cet épisode authentique et tragique de la déportation juive en Belgique, « l’attaque du XXe convoi », a été longuement et minutieusement détaillé par les historiens belges Maxime Steinberg et Laurence Schram dans leur ouvrage Transport XX Malines – Auschwitz  (éd. du Musée Juif de la Déportation et de la Résistance, VUBPress, 2008). Ce fait historique, qui mêle l’action héroïque, le volontarisme résistant, l’horreur qu’inspirent les bourreaux, est aujourd’hui considéré comme l’une des photographies les plus signifiantes de la persécution antisémite des nazis en Belgique, et de leurs collaborateurs locaux (notamment, des SS flamands). La regrettée journaliste allemande Marion Schreiber, correspondante pour Der Spiegel à Bruxelles dans les années 1980-90, avait déjà publié sur cette épopée un livre, Rebelles silencieux (Racine, 2000), où figuraient en bonne place des témoignages souvent bouleversants.

Journaliste culturel (à L’Écho), scénariste et réalisateur de documentaires et de fictions, lauréat en 2015 d’un Magritte du premier film pour Je te survivrai – ce que pourrait discrètement rappeler la couverture, ornée d’une œuvre du peintre surréaliste, de J’écris ton nom, titre lui-même très éluardien, –, Sylvestre Sbille s’est plongé lui aussi dans les eaux noires de cette période. Comme, en cette rentrée littéraire, Amélie Nothomb (avec Jésus) ou Emmanuelle Pirotte (avec Christopher Marlowe), Sbille se révèle adepte de « l’exofiction », cette écriture fictionnelle inspirée de vies d’hommes et de femmes ayant existé. Son roman est donc davantage une fresque, particulièrement bien dessinée, des quelques personnages qui furent à l’origine de cette attaque spectaculaire et dont le héros principal est Youra Livchitz, jeune médecin juif originaire de Kiev, qui fit ses études à l’athénée d’Uccle, puis à l’ULB. Autour de lui, son frère Alexandre, dit Choura, Robert Maistriau et Jean Franklemon, deux amis de l’athénée, Régine Krochmal, une infirmière, Marcel Hastir, un artiste plus âgé chez qui se retrouvent les futurs assaillants.  

L’intérêt du livre tient à cela, une manière de faire revivre l’époque, l’engagement et la hardiesse de ces jeunes gens qui risquaient tout, la suspicion et la prise de conscience, la confrontation avec le réel que certains n’osèrent jamais. Sbille mène son récit à marche forcée, disons-le, avec un sens des dialogues très directs, une attention soutenue aux changements de scènes. Narrateur omniscient, il fait alterner au fil des pages, figures héroïques, hommes et femmes ordinaires et gens de bien, opportunistes et probables salauds, vrais collabos et odieux salopards. Il enchaîne les souvenirs de temps plus anciens aux brutalités de l’époque, entre sans crier gare dans la tête de ses protagonistes, avec une aisance qui parfois peut déconcerter.

C’est qu’effectivement, les péripéties de ce « roman » se rapportent souvent à une réalité étayée par les faits, on l’a dit, ou qui pourrait l’être. Peu importe que l’officier nazi apparaisse dans un portrait-charge parfois trop marqué : il n’est pas là pour lui-même, mais pour tous les autres de la monstrueuse soldatesque qu’il représente. Peu importe si Youra le rencontra ou pas, ou si la rivalité entre Youra et son aîné Choura est à certains moments trop attendue pour le lecteur. Il n’y a là que l’imagination du romancier comblant par du plausible ce que d’autres témoignages ou documents pourraient probablement attester. L’un des plus émouvants portraits du livre est sans doute celui de Régine, l’infirmière, moins naïve que Youra ne le pense, et dont Sbille fait émerger la détermination extraordinaire, la force intérieure, et une soif de vivre absolument étincelante. Décédée en 2012 à Ixelles, après une vie entièrement dévolue à la psychothérapie et aux soins des êtres fragilisés, Régine Krochmal aimait, disait sa nécrologie, citer Goethe : « De tout pouvoir qui tient le monde, l’être humain s’en libère quand il sait se gouverner. »

Alain Delaunois