Laurent de Sutter, lutteur de fond

Laurent DE SUTTER, Hors la loi, Théorie de l’anarchie juridique, Les liens qui libèrent, 2021, 112 p., 12 € / ePub : 8.99 €, ISBN : 9791020909657

de sutter hors la loiIl y a, au minimum, deux façons d’aborder le dernier essai de Laurent de Sutter. La première consisterait à situer Hors la loi (remarquer d’emblée l’absence de traits d’union…) dans le sillage de Magic, Théorie du kamikaze, L’âge de l’anesthésie, Après la loi, bref des nombreux titres qui jalonnent sa patiente réévaluation critique d’une « post-post-modernité » qui n’en finit pas. Mais on peut aussi l’approcher comme une réflexion tenant d’un bloc, dans sa dimension avouée dès les premières lignes de piège. On l’examine alors comme l’un de ces casse-tête, faits d’une cordelette à nœud marin, d’un écrou et de deux rivets de bois ; de cette simplicité élémentaire dont on sait que, à peine y aura-t-on porté les doigts, l’intrication complexe s’en révélera.

Première articulation problématique : la distinction entre le droit et les lois. Celles-ci semblent de loin antérieures à celui-là, en somme depuis que Platon a formulé, dans un dialogue, leur consubstantialité avec la Cité et les a identifiées au Bien en tant que tel. Les lois tissent l’harmonieux maillage du Cosmos. Par-là elles résistent à la dissolution, à la désunion du Chaos. Les lois constituent donc bien plus qu’un discours normatif, elles reflètent l’ordre général tout en le garantissant. Au 17e siècle, Samuel Pufendorf parfera cette vision en établissant une relation d’équivalence entre nature humaine, perfectibilité individuelle et règles sociales. Les lois permettaient alors de se dégager de l’état de nature pour s’approcher de la perfection.

Car le christianisme était passé par là, et avait troqué le chaos universel contre les défauts inhérents à la créature humaine. Les termes de l’équation se modifient à partir de ce moment, les lois servant désormais à limiter la liberté anarchique des individus afin de respecter l’ordre… de la création divine. Dans un tel cadre conceptuel apparaissent des notions-clés telles que la sécurité (assurée par le respect des règles) mais aussi le risque (encouru par qui les enfreint). La généalogie de « l’esprit des lois » à laquelle se livre avec brio le philosophe nous amène au cœur même de principes qui régissent encore nos sociétés contemporaines. Elle nous permet aussi de comprendre « l’horizon régulateur de la pratique des juristes » institué depuis l’antiquité et qui débouche sur la création de la « sécurité juridique » qui perdurera à travers les siècles et dans les régimes politiques de toutes formes. L’histoire de l’Occident pourrait ainsi se résumer à une vaste cosmonomie, où le récit du monde est identifié à celui de son ordonnancement, en un mot au Droit.

Laurent de Sutter passe alors à une approche marxienne du problème, et trouve chez l’auteur du Capital le critique le plus pertinent de la « superstructure » de domination dont relève le discours juridique : « Comme l’économie, l’art ou la religion, le droit compte au rang des pratiques immatérielles […] par lesquelles il est assuré que des raisons soient trouvées à l’ordre du monde ». La réflexion se dégage de sa gangue théorique pour laisser éclore sa portée subversive. Hors la loi s’avère en définitive un manuel de survie intellectuelle pour quiconque tenterait d’émettre un contre-récit cosmonomique…

On pourra toujours émettre, même sans vouloir jouer la carte de l’anti-intellectualisme ronchon, des doutes sur la portée opérative de ce genre d’écrits, émaillés de références pointues (qui lit encore Gabriel Tarde, voire Hans Kelsen ?), avançant par à-coups fragmentaires fermement concaténés. Rien, par contre, ne permettra de douter de la pureté de cette démarche – on entendra par l’usage de ce mot qui fera sans doute frémir Laurent de Sutter lui-même : sa cohérence, son intransigeance, sa profonde intégrité.

Peut-être ne faudra-t-il plus attendre longtemps avant qu’apparaisse, à travers son plan général, la puissance d’impact globale de la critique desuttérienne. Les lutteurs de fond exigent de leur époque une longue prise d’haleine – surtout quand ils lui décochent de tels crochets du droit…

Frédéric Saenen