Un coup de cœur du Carnet
Bernard ANTOINE, Aquam, Murmure des soirs, 2022, 466 p., 22 €, ISBN : 978-2-93065-782-0
Bernard Antoine, l’auteur d’Aquam, a surgi du néant en 2018 pour décrocher d’emblée deux prix, le Saga Café et celui des bibliothèques de la ville de Bruxelles pour son premier roman Pur et nu (Murmure des soirs).
Bernard Antoine et Jean-Marc Rigaux (Kipjiru 42… 195) chez Murmure des soirs, Alain Berenboom (Hong-Kong Blues) chez Genèse, Marcel Sel (Rosa et Elise) chez Onlit… En cinq ans, cinq thrillers d’envergure et complets : souffle, intensité et écriture. Des auteurs belges publiés en Belgique à situer tout en haut du genre, dignes des plus grandes maisons parisiennes. Par ailleurs, Antoine, Rigaux et Sel assènent une vérité troublante : un auteur peut se déployer tardivement, après une autre carrière, et, en un seul livre, en quelques mois ou une poignée d’années, être infiniment plus consistant, reconnu, important que des confrères publiant des dizaines d’ouvrages depuis des décennies.
Premières impressions
Ce deuxième roman, à peine saisi, alerte. La couverture (un mélange de menace et d’érotisme aquatiques), le titre (Aquam, « eau » en latin, à l’accusatif), l’épaisseur. Une aura ambitieuse se dégage, nimbée de connotations mystiques, ésotériques. Le prologue confirme l’élan. Ecriture solide, inventive, au service pourtant d’une volonté de raconter en mode large, profond, précis, énigmatique et… apocalyptique.
Le roman débute en août 1914. Par une scène atroce : le massacre d’une famille, d’une population villageoise, aux Rivages, en vallée mosane, par des envahisseurs allemands. Un premier axe d’intrigue est planté. Jean-Baptiste a tout vu depuis la frondaison d’un châtaignier, son regard cisaille le jeune officier à cheval, étincelant mais glacé, un « archange » infernal, et s’arcboute à un destin :
« Je te tuerai, murmure l’enfant. »
Évidé, l’adolescent est recueilli par une tante, qui le confie à un neurologue parisien. Il se rétablit, en apparence, mais tend sa trajectoire de vie vers un « implacable projet de représailles ». En route vers un thriller pur et dur, inscrit dans un décor historique savamment reconstitué ? Malgré l’irruption de deux belles-sœurs esquissant d’autres appétits, d’autres possibles ?
Un deuxième roman s’ébroue
Dès la page 21 et le chapitre II, on bondit dans un autre village mosan, en… 2027. Monterreau semble le double enchanté, utopique, des Rivages martyrs. La nature est belle, il y a la Meuse, la Sibérie, « une villa construite au début du XXe siècle », l’abbaye. Il y a surtout les relations nouées entre une poignée d’exilés aussi passionnants qu’attachants. Qui comptabilisent tous plusieurs vies. Et d’étonnantes expertises. Hugo, psychothérapeute et écrivain, se reconstruit auprès de Maggie, une oncologue originaire de Nouvelle-Angleterre. Anselmo, le prieur du monastère, précédemment neuropsychologue en Lombardie ou dans le Valais suisse, a découvert en sœur Cécile une amie de cœur, d’esprit (elle possède un master en histoire médiévale) et… de corps. Tom Ferry, le voisin d’Hugo, originaire d’Irlande, enseigne la physique dans une université bruxelloise tout en s’engageant pour des migrants en compagnie d’Olga Louange, une boulangère trois fois veuve, très belle. Et il y a Sagal encore, la mère de famille éthiopienne, qui va glisser progressivement de l’ombre à la lumière.
L’orchestration se déploie
Les deux romans vont alterner. Dans le sillage de Jean-Baptiste, nous percutons l’après-Guerre et les mutilés, les destructions matérielles et intimes, les hommes d’affaires aussi (le baron Empain) et leurs desseins hors loi et morale, les services secrets. Déstabilisé par la nature si contrastée des époques et des climats, on se demande brièvement où l’on va, mais on entrevoit rapidement les connexions qui se dessinent entre les mouvements. Jean-Baptiste se rend, en 1919, à Monterreau, qui a vécu l’enfer aussi. En 2027, Anselmo accourt chez Hugo pour obtenir une aide face aux hallucinations de sa Cécile. On glisse vers la divination, une surréalité, les synchronicités chères à Jung. La voyante anticipe-t-elle un déluge à venir, une apocalypse engendrée par le dérèglement climatique ou le chaos du monde ? Quelle force, soudain, s’agite et menace ? Quel lien le flux des événements situés en 2027 entretient-il avec le duel de Jean-Baptiste et de « l’archange » Krüger, une litanie de drames situés un siècle plus tôt ?
Une matière luxuriante
Reconstitution de la guerre 14-18, de l’après-guerre, de l’ère nazie. Aventures en amont des migrants accueillis en 2027 à Monterreau, mais itinéraires intimes de ceux qui les soutiennent en aval. Maltraitance du Vivant sous toutes ses formes hier et aujourd’hui, mais apologie, tout autant, de la complicité, de la solidarité. Méticulosité documentaire et ouverture au réalisme magique… Envolées du mot, de la phrase. Capacité à tendre une scène d’action ou mondaine, à brosser un portrait. Bernard Antoine, dans Aquam, semble ouvrir les bras de son ouvrage tous azimuts, et les vannes de sa riche panoplie d’auteur.
Au-delà de l’arc-en-ciel
Il serait criminel de déflorer l’intrigue, ses ramifications, sa sidérante montée en puissance. Eschatologique ? Libérons un indice. Monterreau et Rivages ne dissimulent-ils pas la clé du labyrinthe dans leurs vocables ? Et in fine… L’auteur, bien au-delà des deux romans ébauchés, va nous précipiter à travers le miroir d’Alice ou la tempête d’Oz. Dans une œuvre-monde. Il y a du Haruki Murakami (Kafka sur le rivage), du Rodenbach (Bruges-la-Morte) et du Benoît-Jeannin (On dira que j’ai rêvé) dans les signes qui affleurent :
Le ciel s’est couvert d’épais rouleaux, sombres et agités, qui enrobent l’horizon, saturant l’espace de torsades et de bouillonnements, un chaos bitumeux traversé de fulgurances électriques d’autant plus inquiétantes qu’elles sont silencieuses. (…) La voilà, la situation objective de concordance.
Attachez vos ceintures et lâchez prise !
Philippe Remy-Wilkin