Un coup de cœur du Carnet
Véronique BERGEN, Écume, ONLiT, 2023, 24,99 €, ISBN : 978-2-87560-159-9
Chaque nouvel opus de Véronique Bergen révèle l’immensité d’un monde insoupçonné. Son nouveau roman, Écume, publié aux éditions ONLIT (qui avaient accueilli Tous doivent être sauvés ou aucun en 2018 et Icône H. en 2021), n’y déroge pas. Plongeant dans l’élément aquatique, Écume, au titre aussi tranché qu’évocateur, éclabousse les rivières du conformisme.
S’ouvrant sur la formule « Détrompez-vous », le roman affole d’emblée nos boussoles et nos sextants. Il est taillé dans la syntaxe de la mer, épouse les vocables des êtres qui l’habitent. Écume secoue les vagues de l’Histoire, plonge dans les bas-fonds de la mémoire, puise dans la matière noire des « océanicides » et des ruées vers le spermaceti qui n’a valeur d’or qu’au prix de massacres, pour livrer un hymne à la liberté à l’état sauvage.
Croisant deux odyssées, Écume relie les sévices infligés au monde de la mer et de la terre aux affects de l’une des narratrices, Anaïs. Celle-ci, à l’instar de Moby Dick, est traquée dès l’enfance par son propre Achab, est aux prises avec ses propres instincts. Anaïs brouille ses voyelles et son tréma comme les cétacés leurs écholocations, pour fuir ce et ceux qui cherchent à la harponner. Chassé-croisé de deux prédations, de deux ogres (celui d’Anaïs et le chasseur de baleines), Écume prend le Moby Dick d’Herman Melville à rebrousse-fanons et l’emmène sur d’autres rivages.
Voyages et pérégrinations d’Ismaël et d’Anaïs sur les flots tourmentés à bord de La Mirabelle, ces « pages-branchies » tiennent tant les protagonistes que le lecteur sur le fil du rasoir. Voiles opiacés, scènes SM, suavité des corps, des fantasmes et des amours, tentatives de conjurations des catastrophes des mondes aquatiques et terrestres,… autant de cordages amarrant la langue à l’indomptable. La mer s’engouffre dans ces pages, en shibari d’images virtuoses.
« Dies irae », chants pour le dauphin Honey, pour les damnés de la mer et de la terre, pour les êtres exterminés par la mégalomanie systématique et organisée des tortionnaires… L’entrelacement des différentes voix, le dispositif polyphonique également à l’œuvre dans d’autres romans tels que Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent, Tous doivent être sauvés ou aucun, Guérilla, Icône H.,… est, ici aussi, d’une puissance vertigineuse. À ce titre, Écume semble écrit sous le prisme de l’univocité théorisée par Gilles Deleuze : « Une seule et même voix pour tout le multiple aux mille voies, un seul et même Océan pour toutes les gouttes, une seule clameur de l’Être pour tous les étants ».
« Dans quel texte littéraire jetteriez-vous l’ancre afin de vous y installer à demeure ? » Assurément, dans Écume, qui échappe à toute tentative de séquestration des affects et résiste au harponnage et à la traque – tant des cétacés, des grands fauves que de la langue elle-même.
Charline Lambert