Portrait de l’artiste en Icare
L’embrasement vertigineux et splendide de Nicolas de Staël

Un coup de cœur du Carnet

Stéphane LAMBERT, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, Gallimard, 2023, 240 p., 42 €, ISBN : 9782073024688

lambert nicolas de stael la peinture comme un feuL’art réside peut-être moins dans sa fin, l’œuvre produite, accrochée aux cimaises, dite achevée, que dans la dynamique qu’il instaure. Stéphane Lambert aime s’immerger dans la trajectoire des artistes pour saisir ce qui met en tension leur vie, la détourne du quotidien ordinaire, la transfigure et la déchire jusqu’à, parfois, l’anéantir. De Rothko à Goya, de Spilliaert à Van Gogh en passant par Klee et Monet, ses essais et ses romans témoignent d’un dialogue constant entre l’écriture et la peinture pour dire le mystère de la création, son aspiration à une spiritualité, son élan, obscur et lumineux, vers une profondeur mythologique. L’écrivain parvient ainsi à saisir l’artiste dans ce bord de l’abîme dont il surgit, qui le nourrit, l’absente au monde et le menace du désastre – mais ce désastre n’est-il pas la possibilité nécessaire à son contrepoint, l’œuvre ?

Stéphane Lambert avait déjà consacré un livre à Nicolas de Staël, Le vertige et la foi (Arléa, 2014) paru à l’occasion du centenaire de l’artiste disparu en 1955. À la frontière de l’essai et de la fiction, il y donnait la parole au peintre dans ses tourments et proposait, à partir de sa dernière peinture, « Le concert », une méditation personnelle sur la vie et sur l’art. L’écrivain livre aujourd’hui le texte d’un beau livre, La peinture comme un feu (Gallimard), qui s’offre comme une rétrospective de l’œuvre au moment où une exposition lui est consacrée, pour ses 110 ans au Musée d’art moderne de Paris avant d’être présentée à Lausanne. En parallèle de cette parution, il est également le co-auteur d’un reportage pour Arte, Nicolas de Staël, la peinture à vif. Traitée dans des genres différents au sein de son œuvre, la figure de Nicolas de Staël apparaît fascinante dans sa fulgurance, troublante dans sa force charismatique, comme dans sa fragilité – touchant au mythe par son destin.

La monographie, La peinture comme un feu, commence par l’évocation de la peinture dont le récit de 2014 racontait la création tumultueuse et le choc de la vision, par l’auteur, au musée d’Antibes. Le titre de cette introduction, « Une œuvre au prix d’une vie », souligne la tension, relevée dans Le vertige et la foi, entre l’existence et la peinture, comme si ce que l’une exigeait était toujours retranché à l’autre. Stéphane Lambert déploie ensuite la biographie de Nicolas de Staël, puis analyse, période par période, ses œuvres majeures. Ce parcours dans la vie et dans l’œuvre confirme la dimension sacrificielle de l’art pour le peintre. Chez lui, note Stéphane Lambert, la destination importe moins que la dynamique et l’inconfort du mouvement. En suivant ses pas de Saint-Pétersbourg à Bruxelles, puis son escale au Maroc, son installation à Paris, et, enfin, son départ vers le Sud jusqu’à Antibes, l’auteur révèle les déchirures à sublimer, les fractures nécessaires à créer. Avec la peinture, le jeune exilé, qui pourrait retrouver une voie tracée dans la bourgeoisie bruxelloise, choisit l’indigence. Le portrait finement esquissé par Stéphane Lambert est celui d’un homme que hante la peur de stagner et d’être enfermé dans ce que les autres ont voulu pour lui. Par les voyages, la frénésie du travail et les virages imposés à la vie, il aiguise une nécessité créatrice qu’il sent en lui : la recherche d’un absolu. Ce caractère aristocratique, exigeant et parfois abrupt est synthétisé, par l’écrivain, en une fulgurance : « Loup des steppes tu es, loup des steppes, tu resteras ! ».

Les nombreuses questions, ajoutées les unes aux autres, qui animent le texte et lui donnent parfois un ton fiévreux ou une suspension inquiète, font sentir que la figure de de Staël ne peut être facilement synthétisée. Sa trajectoire interroge et doit être interrogée sans fin.

De quoi est fait ce qui anime par-delà l’adversité ? De la volonté d’échapper à la peur, d’un désir de revanche ou d’un simple instinct de survie ? Ou plus simplement encore : du constat qu’il n’y a pas d’autre voie possible que d’embrasser fiévreusement les heures ? de se dépenser résolument dans l’instant ?

Pour Stéphane Lambert, de Staël illustre de manière aiguë le retrait nécessaire à l’artiste, son besoin constant de préserver son monde intérieur au risque de paraître asocial. Son rapport mystique à la peinture explique également son isolement placé sous le signe d’une lutte intérieure constante : « Ce cheminement, fruit d’une dévotion analogue à celle des saints, ne pouvait se réaliser qu’en dehors de tout mouvement collectif, ce qui explique son caractère unique, si difficilement catégorisable dans l’histoire de l’art ». Le vocabulaire religieux, transposé dans le registre de l’art, revient ainsi tout au long de l’essai pour exprimer la « transfiguration tonale » qu’opère l’artiste, « l’épiphanie de la lumière » qu’il cherche, la « transe » qui s’empare de lui, la « foi » dans son travail qui se mue en « passion » et, enfin, ce sacrifice à la peinture qu’aura été toute sa vie. Ainsi, la fin tragique de l’artiste apparaît-elle inscrite dans la logique incandescente de sa trajectoire. « Peindre était pour Staël le seul moyen de résister à l’abîme. La foi qu’il mettait en ce geste était égale à la puissance dévastatrice qui l’habitait ». La peinture est le pharmakon, ce qui retient et ce qui précipite. La solitude qu’impose la création, l’embrasement constant qu’elle requiert finissent par faire basculer l’être dans l’abîme dont elle le protégeait.

La chute de Nicolas de Staël n’est donc pas que sa défenestration finale, elle est une chute mythique et mystique, une chute icarienne ou peut-être, plus exactement, un parcours vertigineux et enflammé semblable à celui de Phaéton. Nulle hubris chez de Staël, mais une démesure qui accompagne le génie créateur. La démesure est inscrite dès le portrait physique que l’écrivain donne du peintre ; elle se prolonge dans la description de son rapport à son travail, des élans de créations intenses et sans repos dans lesquels il se lance. L’artiste apparaît comme celui qui va vers la limite, attiré invinciblement par un ailleurs. Son foudroiement est intérieur. Il est le prix que l’œuvre paie à la vie. Stéphane Lambert croise le feu intérieur qui brûle l’artiste, l’absolu irradiant dont il veut s’approcher et son destin tragique pour faire fusionner Nicolas de Staël avec l’archétype du mythe, qui affleure sous la ligne du texte. L’être de l’artiste résiderait-il dans son inflammabilité ? L’élan créateur ne peut-il être qu’une trajectoire consumante qui mène au vertige et à la perte ?

Stéphane Lambert livre avec La peinture comme un feu un essai puissant qui fait ressortir la logique du parcours de Nicolas de Staël, la cohérence de sa recherche tendue entre l’abstraction et la figuration, le mouvement et le statisme, l’unité et le morcellement, la saturation et le vide. La biographie du peintre est précise, nourrie par une importante documentation et la consultation de sa correspondance, mais, surtout, Stéphane Lambert franchit la limite que seul un autre artiste peut franchir avec la perspicacité qui n’appartient qu’à l’écrivain. Par la puissance de sa plume, il sonde les non-dits, révèle les incertitudes et les engrenages inéluctables. Ainsi la figure de Nicolas de Staël est-elle rendue à sa grande et fragile hauteur. « Il avait éclairé quelques fragments de la nuit avant de s’y fondre à son tour, comme on jette un caillou dans un puits pour en sonder la profondeur. »

François-Xavier Lavenne

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