Degrelle par-dela les masques 

Frédéric SAENEN, Léon Degrelle, Perrin, 2025, 364 p., 24 € / ePub : 16,99 €, ISBN : 9782262094669

saenen léon degrelleAuteur d’essais sur Pierre Drieu de la Rochelle, Camille Lemonnier, de romans (L’enfance unique, La danse de Pluton…), de recueils de poèmes, professeur à l’Université de Liège, rédacteur en chef de la Revue générale, Frédéric Saenen ausculte la trajectoire et la figure hautement controversée de Léon Degrelle (1906-1994) dans sa biographie publiée aux Éditions Perrin. Afin de décrypter cette « figure repoussoir, contre-exemple absolu de l’éthique en politique », d’interroger les influences, les traces qu’il a laissées dans l’histoire belge, il a fallu reconstituer les multifacettes du fondateur du rexisme, du « Führer des Wallons » et suivre les mutations du journaliste, de l’éditorialiste de droite au tribun fanatique, du catholique fervent au collabo, du croisé de la foi au leader fasciste, du soldat du IIIème Reich, gradé engagé dans la Waffen-SS à l’exilé en Espagne professant un négationnisme virulent.

S’appuyant sur une documentation considérable, se basant aussi sur la masse des écrits, des pamphlets, des mémoires laissés par Degrelle, Frédéric Saenen dresse autant le portrait d’un homme que celui d’une Histoire traversée par les convulsions du nazisme, du fascisme italien et du franquisme. Face à un trafiquant de vérités, à un affabulateur-bluffeur qui n’a cessé de maquiller, déformer les faits, de construire sa légende, face à un être assoiffé de pouvoir, mythomane, qui prônait en politique la primauté de l’émotion sur la raison, l’essai mobilise les armes de l’historiographie, de l’érudition minutieuse, déconstruit les mythes qui entourent Degrelle. Traquant les inflexions d’une pensée conservatrice, qui défend les valeurs morales du catholicisme (le nom du mouvement Rex fait allusion au Christus Rex, au Christ-Roi) et en vient à épouser le fascisme, il dissèque l’essor d’une pensée-action militaire d’extrême-droite marquée par l’antisémitisme, l’antibolchevisme et l’allégeance à Hitler. La force de la biographie réside dans une des fonctions qu’elle s’impartit : affûter notre vigilance, notre résistance face au danger actuel, omniprésent, d’une montée des populismes d’extrême-droite.

Après la biographie d’Arnaud de la Croix, l’essai Le sec et l’humide de Jonathan Littell, d’autres travaux d’historiens, Frédéric Saenen met en lumière l’idéologie de celui qui défendit un antiparlementarisme, une « épuration » des milieux politiques, une restauration de la société avant de s’affirmer fils spirituel d’Hitler. Farouchement anticommuniste, celui qui rêvait de restaurer la Grande Bourgogne, les Pays-Bas bourguignons, dirigera la légion Wallonie qui se verra intégrée à la Waffen-SS. De ses discours enflammés qui hypnotisaient les foules aux relations que Degrelle entretenait avec Hergé, de son scepticisme face à Hitler dans les années 1930 à son hitlérisme inconditionnel qui ne s’est jamais démenti, qu’il n’a jamais désavoué, de ses combats sur le front de l’Est à sa condamnation à mort par contumace, l’ouvrage démontre combien le phénomène Degrelle ne s’explique que si on s’écarte d’une approche de l’Histoire focalisée sur les leaders politiques, sur les « grands  hommes » (fussent-ils souvent ceux du mal), si l’angle de lecture s’avère attentif aux faisceaux de conditions socio-économiques, géopolitiques qui ont concouru à l’avènement de phénomènes collectifs. Des pages éclairantes sont consacrées aux ressorts de la bouffonnerie, de l’outrance verbale, à la profession de foi degrellienne vantant les affects, décriant la raison, et à leurs mécanismes psychologiques qui en ont fait les leviers d’un double négationnisme, celui de Robert Faurisson et d’autres falsificateurs de la vérité historique mettant en cause l’existence de la Shoah, celui de Dieudonné M’bala M’bala niant le génocide par sa plongée dans le risible. Le « cas » Degrelle offre un filtre d’intelligibilité des facteurs et des mécanismes qui ont concouru à l’avènement de la notion d’ère de la post-vérité, du post-factuel.   

Par l’édification de sa propre mythification, par l’adhésion à cette forme de scientisme dévoyé et déshumanisé qu’est le négationnisme, par l’usage d’une parole prétendument libérée qui n’est que pure violence verbale, enfin par la réaffirmation d’une foi en des idéaux extrémistes qui ne pouvaient déboucher que sur le fanatisme, Léon Degrelle a préparé le terrain à l’avènement d’une époque marquée par le confusionnisme idéologique, la paranoïa complotiste et le retour des haines mortifères. 

Véronique Bergen