Jacques FRANCK, La vie est un voyage, préface de Jacques De Decker, regard de Stéphane Lambert, témoignage de Francis Van de Woestyne, Luce Wilquin, 2016, 350 p., 25 €/ePub : 17.99 €, ISBN : 978-2-88253-522-1
Pour peu qu’on s’intéresse à la presse belge, et davantage encore à la culture, le nom de Jacques Franck est indéfectiblement lié à l’histoire du quotidien La Libre Belgique, où il est entré comme journaliste, en… 1957, alors même que s’érigeait à Bruxelles l’Atomium.
Né en 1931 dans une famille aisée des environs d’Anvers, tenté un moment par la diplomatie (dont il a gardé un sens certain de la discrétion et l’art de négocier), Jacques Franck a longtemps dirigé la rédaction de La Libre, après avoir semé un peu partout dans ses pages les traces de son inlassable curiosité pour le monde. Aujourd’hui encore, bien que retiré officiellement depuis 1996 de toute charge professionnelle, celui qui est devenu le baron Franck, publie chaque semaine ou presque un article, toujours élégamment tourné, dans les pages littéraires du quotidien. Autant dire qu’il n’en sortira sans doute jamais, et qu’à l’instar du Baron perché d’Italo Calvino, il continuera, pour le plus grand bonheur de ses aficionados, de chercher à comprendre (« Intelligite ! » est sa devise nobiliaire) les mouvements d’horlogerie qui exercent, pour le meilleur et pour le pire, leur implacable tic-tac sur le monde et notre temps.
En écrivant ses mémoires, qu’il a intitulé La vie est un voyage, Jacques Franck n’a pas cédé à la vanité du rétroviseur brillant, tout riche qu’il soit d’une existence prodigue en voyages, en rencontres, en découvertes. Et pourtant, que n’a-t-il pas connu, du canular du faux Roi Baudouin, monté durant ses études avec un certain Guy Spitaels, futur président du P.S., à la décolonisation du Congo, des premiers succès et de son amitié avec Maurice Béjart aux joies du naturisme scandinave, aux reportages en Inde, en Chine, en U.R.S.S., à une époque où il ne suffisait pas d’un vol low-cost pour s’y rendre. Amoureux de l’Italie, il en a gardé un goût évident pour une nonchalance altière qui n’est pas qu’affectation : une sorte d’art de vivre aujourd’hui comme on aurait pu vivre autrefois à la cour des Medicis. La cour belge, il l’a également fréquentée de près, et garde une estime particulière pour la princesse Lilian, dont il fut l’un des derniers confidents – ce qui lui permet d’envoyer au passage une flèche acérée à Pierre Mertens, pour certaines pages de son roman Une paix royale (1995).
Grand lecteur de Tocqueville, de Machiavel, de Raymond Aron, plutôt que de Sartre, Freud ou Foucault, Jacques Franck porte en effet un regard curieux, sans complaisance – mais qui sait arrondir les angles, éducation jésuitique oblige – sur le monde culturel et littéraire qu’il a intégré, d’abord par les spectacles (danse, théâtre, musique), par les livres, par les rencontres et voyages. S’il manifeste ses enthousiasmes, on reste parfois sur notre faim. Ainsi, quand il évoque notre compatriote, le touchant écrivain Conrad Detrez, qu’il appréciait, mort prématurément du sida, on aurait aimé qu’il nous en dise davantage sur leurs conversations. Jacques Franck se livre peu sur lui-même, évacue l’amour (« ses ivresses supposées et ses inconvénients assurés ») sans barguigner, alors que les pages qu’il écrit sur son enfance, ses parents et sa fratrie sont marquées d’une jolie nostalgie.
Forcément, ces mémoires donnent une large place au quotidien où le journaliste exerça tant de fonctions. Mais où, surtout, il réussit à faire évoluer un journal étiqueté clairement catholique et inféodé aux convictions politiques du Parti Social-Chrétien, en un quotidien plus libre, ouvert également à d’autres opinions. L’avortement, le préservatif, l’homosexualité, le sida, face aux injonctions de l’Église et du Vatican : autant de débats où l’homme de consensus qu’il est, s’est révélé un homme de plume habile, libéral, sachant entrouvrir des portes sans (trop) effrayer un lectorat longtemps conservateur qu’il fallait aussi, économiquement parlant, renouveler. « Élevé dans l’Église catholique, pas toujours d’accord avec elle, c’est en elle que je mourrai », confie l’auteur.
Un regret, peut-être, au terme de la lecture de La vie est un voyage : que Jacques Franck, qui lui-même s’intéressa avec ouverture à Mai 68 et sa culture, soit un peu trop expéditif avec certains aspects de la culture d’aujourd’hui (et, en accord avec lui, nous parlons bien de culture, pas de loisirs). Oui, notre époque est plongée dans le mercantilisme désastreux, l’absence de savoirs, les paillettes d’un jour et la course frénétique à l’audimat. Mais non, tout n’est pas à écarter, chez les chorégraphes de l’après-Béjart, loin de là, et des écrivains belges aussi différents qu’Eugène Savitzkaya ou Jean-Philippe Toussaint nous démontrent que la lecture, « ce vice impuni » disait Valery Larbaud, a encore de beaux jours devant elle. Heureusement.
Pierre MALHERBE
♦ Jacques Franck parle de La vie est un voyage au micro d’Edmond Morrel sur espace-livres.be