Un coup de cœur du Carnet
Kate MILIE, Le mystère Spilliaert, 180° éditions, 2020, 154 p., 20 €, ISBN : 978-2-931008-33-1
Le titre pilote vers le policier, une page de garde annonce un roman, le texte échappe aux étiquettes et conjugue les registres : journal de bord de l’autrice autour d’un projet d’écriture, documents qui le fondent (lettres de protagonistes ou de témoins, liste de lieux à visiter), fragments d’une rêverie biographique à partir des points d’acmé d’une existence.
Au départ, un vertige : l’autrice est envoûtée par « l’homme chancelant » qui transcende La nuit, un tableau exposé au musée d’Ixelles :
Un homme, vu de dos, vêtu d’une redingote, coiffé d’un haut-de-forme, erre la nuit, en bord de mer, le long des majestueuses Galeries royales d’Ostende. Il semble tituber, tend une main hagarde vers les imposantes colonnes. Qui est cet homme ? Un noctambule égaré sur la digue après la fermeture des cabarets ? Un promeneur perdu ? Un être dévasté venu confier une douleur intenable à la mer ?
La passion s’élargit au créateur de l’œuvre : « Ma décision est prise, je vais écrire sur Léon Spilliaert. »
Spilliaert (1881-1946) ! Un « immense artiste » ! Qui a « touché à divers mouvements tout en n’appartenant à aucun », qui passerelle entre le symbolisme tardif et l’expressionnisme, tout en annonçant le surréalisme. Qui jouit aujourd’hui d’un véritable culte auprès de nombreux auteurs et éditeurs belges francophones, qui l’élisent pour leurs couvertures (Claude Donnay, Evelyne Wilwerth, Patrick Roegiers, votre serviteur, tant d’autres…).
Kate Milie entame son chantier, ou le fait précéder, par l’organisation d’un atelier d’écriture consacré au peintre, un sas psychologique avant l’immersion. La séance accueille deux participants mais la qualité supplée la quantité. Adrienne et William, la quarantaine, entretiennent de troublantes connexions avec Spilliaert, ses décors de vie et d’œuvre : elle veut explorer un lointain passé familial, le destin tragique d’un arrière-grand-père condisciple du peintre ; il a été traumatisé par la disparition d’une amante, « la femme inoubliable », qui se passionnait pour l’artiste.
La suite du livre déroule les étapes du processus. Repérages de l’autrice à Ostende, Gand, Ixelles ou Paris, réflexions et dérives de son imaginaire, un imaginaire hanté par les mystères des deux rencontres de son atelier, les histoires d’Adrienne et William se faufilant à travers la toile du récit.
Le texte, à première vue, est simple, d’une lecture fort aisée, agréable. Des allures d’esquisse, première subtilité, quand il s’agit d’évoquer un créateur dont les œuvres les plus célèbres esquissent des romans, des nouvelles. Mais la subtilité infiltre l’ouvrage tout entier. Le métissage du texte renvoie à l’indépendance fière et ténébreuse du peintre, Adrienne et William à des mises en abyme de ses années de « poésie noire », de leur apparence physique à leurs interrogations existentielles. Chaque personnage du récit contemporain semble blasonné par une toile majeure du peintre. À l’attraction de La nuit pour l’écrivaine répond celle de Rafale pour Adrienne :
Tu n’es plus qu’une bouche ouverte, déformée, une âme hurlante, une damnée ! Ton cri est un cri de fin du monde, alors que ton siècle est tout neuf !
Et celle de Vertige pour William :
Une femme toute de noir vêtue, les vêtements et le foulard fouettés par le vent, assise au sommet d’une tour-escalier (ndlr : une ziggourat ?) dont les marches gigantesques rendent impossible toute échappée, regarde, impassible, l’horizon.
Kate Milie nous balade de l’hôtel Métropole à Bruxelles jusqu’aux décors littoraux, mais elle s’envole à travers l’espace et le temps, nous marchons le long de la Seine au côté de Verhaeren et Spilliaert, nous vivons des déconvenues bruxelloise ou parisienne, les difficultés de carrière et d’existence d’un génie, les préparatifs d’un mariage, bien des émotions et des complicités, nous explorons les thèmes de la transmission et de l’introspection, de l’évolution des mœurs et de la psycho-généalogie.
Le mystère Spilliaert réussit in fine la gageure d’exprimer beaucoup avec une apparente économie de moyens, comme si un jeu d’ombres et lumières envahissait les soubassements de la ligne claire. Jusqu’à tendre la voile de la magie poétique ? Ou celle d’une belgité idéale qui aurait tout à voir avec celle-ci ?
Philippe Remy-Wilkin