Stéphane Mandelbaum : la spoliation de la mémoire

Un coup de cœur du Carnet

Véronique SELS, Même pas mort !, Genèse, 2022, 256 p., 22,50 €, ISBN : 978-2-38201-021-1

sels meme pas mortDans le puzzle de la vie, il y a toujours une case qui manque. Surtout quand on s’appelle Stéphane Mandelbaum, qu’en quelques années, on a bousculé l’univers de la peinture et du dessin. Dans son cinquième roman, Même pas mort !, Véronique Sels reconstruit librement la trajectoire du peintre en l’immergeant dans les convulsions de l’Histoire, le point de non-retour de la Shoah. Pour affronter la vie éminemment romanesque, la fin tragique de Stéphane Mandelbaum assassiné en décembre 1986 à l’âge de vingt-cinq ans, elle met en place un dispositif audacieux que dévoile le titre.

L’extermination des Juifs sous le IIIème Reich, la spoliation de leurs biens mobiliers et immobiliers se voient traduites sous la forme d’une spoliation de la mémoire. Un jeune homme au visage bandé se réveille à Casablanca, frappé d’amnésie. La mort a fauché son identité, son nom, son prénom, son histoire familiale, ses souvenirs personnels et c’est à la longue élucidation du vertigineux « qui suis-je ? » que Véronique Sels nous convie dans un récit qui, à coups d’embardées imaginaires innervées par la biographie du peintre, reconstitue le puzzle de sa vie. Souverainement orchestré, rythmé par la reproduction de cinq dessins de l’artiste, Même pas mort !  — un titre au diapason de l’univers de Stéphane Mandelbaum — tisse l’énigme d’une existence happée par l’amnésie psychogène et le trou noir de la Solution finale. La fiction remonte un fil tout à la fois généalogique, politico-historique et spermatique, retrouve les alluvions, la génialité de l’œuvre-vie de l’artiste au rythme où le personnage reconstitue des bribes, des fragments de son passé.

Nous entrons dans une matière en surfusion dans laquelle les mots accompagnent un voyage initiatique qui se soldera par la révélation finale : au terme de migrations sur plusieurs continents (l’Europe, l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud), au fil de rencontres avec des femmes aimées, étreintes, des truands arméniens, d’anciens nazis réfugiés en Argentine, après près de trois décennies d’errance, le personnage en quête de ses origines voit sa mémoire refaire surface et le reconnecter avec celui qu’il était, Stéphane Mandelbaum.

Par touches archipélagiques, via l’insertion de coupures de journaux relatant le meurtre de Stéphane Mandelbaum, le vol du tableau de Modigliani, La femme au camée, Véronique Sels tord le cou au temps, remonte un fleuve qui passe par la Pologne de Szulim et d’Arié Mandelbaum, par l’Arménie de Pili la mère, par le Congo de Claudia, par les USA de Jean-Michel Basquiat. Scandé en six parties qui vont de la « période blanche comme l’oubli » à la « période vert j’espère » et évoquent la diffraction cubiste des périodes de Picasso, le roman se situe dans le chiasme analysé par Marthe Robert, à savoir roman des origines et origines du roman. La multiplication identitaire qu’expérimentait Stéphane/Malek Mandelbaum se retrouve ici ressaisie dans une recherche des retrouvailles avec le temps d’avant l’amnésie, avec les racines sectionnées par les planificateurs de l’extermination.

Je suis né. Je suis né d’un sursaut d’optimisme par un jour d’accalmie dans les abattoirs de l’Histoire. Toute cette viande. Et moi au milieu des vivants, des morts, des morts surtout. Et moi petite chair pressée de me faire une place à l’étalage… […]
Pour le rescapé de la mémoire, nulle trêve, nul répit. Ma vie se présentait sous la forme d’une partition désordonnée d’intimité amère et suave qu’il me revenait de déchiffrer et de rendre intelligible.

Le roman remet la mémoire en mouvement, celle du narrateur mais aussi celle du 20e siècle, soulevant la poussière, les souvenirs-écrans, les béances. Pour ce faire, il emprunte une trajectoire qui arpente les rapides du fleuve Mnémosyne, dans l’espoir d’atteindre la source. On taira le déclencheur de la révélation qui descelle le continent mémoriel verrouillé, on taira la puissance qui couronne ce récit nous menant pas à pas à la déflagration (celle de la balle qui redonne vie, celle de l’orgasme, celle de la libération). Dans cette déambulation géographique et temporelle pétrie d’humour, Véronique Sels offre un récit qui revisite l’œuvre hantée, sismique de S. M. Seule une fiction échevelée pouvait dialoguer avec le prince de la fiction qui s’inventait des vies de rechange et qui braqua les formes du visible.

Copiant le tableau volé, le narrateur énonce « J’ai besoin de silence. J’ai besoin d’entendre Modigliani ». La magie de ce roman tient dans la traduction du voir dans un dire qui nous fait entendre l’œuvre et la vie de Stéphane Mandelbaum.

Véronique Bergen

Plus d’information 

  • À paraitre le 20 octobre 2022 aux éditions Martin de Halleux : Stéphane Mandelbaum: une monographie (592 p., 59 €), avec des contributions de Véronique Bergen, Isabelle Dervaux, Choghakate Kazarian, Gérard Preszow, Gilles Sebhan, Catherine Wermester.
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