Une écriture rieuse comme l’enfance

Un coup de cœur du Carnet

Isabelle WÉRY, Rouge western, Au diable vauvert, 2023, 286 p., 20 € / ePub : 9,99 €, ISBN : 9791030706079

wery rouge westernGiclures textuelles, action writing d’un récit qui a pour cadre un désert du Sud de l’Espagne, personnage inouï de L’Ancienne, Vanina âgée de mille ans à l’état civil, atmosphère d’un néo-western surréaliste entre Luis Buñuel et mescal… avec Rouge western, Isabelle Wéry décoche une fête fictionnelle pulsée par l’inventivité narrative et langagière qui vrille Marilyn désossée, Poney flottant, Lily-Jane explose, Selfie de Chine. Le prisme de l’étrange et du farfelu, la présence de personnages énigmatiques — L’Ancienne, Le Chat, Le Chien, La Girafe… — plongés dans un monde glissant dans l’apocalypse écologique permettent d’élever le roman au rang d’espace expérimental.

Sous le déferlement de l’imaginaire d’Isabelle Wéry, les coutures du réel craquent, les phrases claquent comme des feuilles d’agave, l’écriture s’invente des postures qui ripostent au désastre d’une humanité menacée de disparition. Héroïne improbable, hapax de la nature humaine qui a réussi à atteindre sa millième année, à l’occasion de ses vacances en Andalousie, Vanina est immergée dans une histoire de vengeance loufoque et déjantée. C’est à la faveur de son séjour dans une région torride, que cette femme qui a tout vécu, qui a traversé les siècles, les guerres, les révolutions, les charniers se voit percutée de souvenirs qui se lèvent comme autant de levers de soleils. Les épisodes qu’elle a forclos, refoulés remontent comme des bulles à la surface de sa mémoire ; les réminiscences éclatent comme des fruits mûrs.

— Je vais te le raconter. J’étais la poupée d’un homme plus âgé que moi qui me disait que je n’étais pas sa Lolita. Non, je n’étais pas sa Lolita, disait-il, car j’étais majeure, moi. En effet, j’étais majeure, j’avais dix-huit ans. Et il offrait mon corps à ses amis et ses amies.

Voyage dans le matériau du temps, dans le défilé des siècles, dans les sensations, dans un corps de femme millénaire qui se confond avec le corps de l’Europe, avec l’agonie d’une civilisation planétaire frappée par la débâcle écologique, Rouge western dépeint les « journées à gaz » durant lesquelles « la température grimpe tant que la nature se met à rejeter des gaz mortels », nous embarque dans les secrets de famille du Chat, lequel entraîne Vanina dans un plan meurtrier afin de l’aider à débarrasser la Terre de son père, un obsédé sexuel, un despote.

La vie dans la Sierra Alhamilla, est un grand terrain impermanent (…) La Sierra Alhamilla est un étrange Far West aux mille facettes imprévisibles, tout y est à la fois vrai et faux… Et si c’était Marisol la meurtrière du père ?

Le roman explore les strates, les grottes, les temporalités floues du terrain accidenté de l’existence, les nappes de libido et de noirceur, les impasses sociétales, les ravages laissés par le patriarcat, par des gouvernants écocidaires, les solutions fantasques que chacun bricole pour survivre dans le brasier du chaos. Les interrogations sur la matière dont sont composés les êtres, les fantômes, les disparus, les personnages de roman croisent un théâtre d’animaux empaillés, des pseudo-séances de spiritisme auxquels assistent des Chinois et des Chinoises échappés de Selfie de Chine. Parmi les personnages aux noms d’animaux, La Girafe, une jeune femme mutante dont le corps est parsemé d’ocelles de fourrure. Le fleuve Andarax « aux allures déglinguées [qui] a un nom sexy de night-club branché à Ibiza » est réduit à un souvenir. Ses eaux tumultueuses qui, durant des millénaires, ont sillonné la province Almeria ont laissé place à un lit desséché. La capture de ses eaux pour l’agriculture, le réchauffement climatique dû aux choix sociétaux des humains l’ont laissé à l’état de cadavre. 

Comment écrire quand, aux alentours, devant nous, tout se déglingue ? Isabelle Wéry sort sa plume-flingue trempée dans l’humour et dans une jubilation qui dame le pion au désastre. Drapé dans son somptueux titre, Rouge western est habité par le pouvoir de donner à entendre les mots, la vie des phrases, les palpitations des minéraux, la chaleur andalouse, les étendues désertiques, les paysages intérieurs des personnages. Rapide, nerveuse, ébouriffée et ébouriffante, en proie à l’excitation, agitée de houle, saoulée au champagne, l’écriture brûle les pages, prend des virages de kamikaze, affiche le visage rieur de l’enfance. C’est depuis le clair-obscur de la ligne de l’outre-vie que, du haut de son âge canonique, Vanina s’apprête à franchir que se déchaîne cette épopée post-picaresque, ce western mental rythmé en vingt-quatre chapitres sertis dans la voix éclatante d’Isabelle Wéry.    

Véronique Bergen

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Un extrait de Rouge western

Extrait proposé par les Éditions Au diable vauvert