Le palais des plumes et des âmes

COLLECTIF, Une vie de palais, Académie royale de la langue et de littérature françaises de Belgique, 2024, 159 p., 18 €, ISBN : 978-2-8032-0077-1

collectif une vie de palaisLa jaquette du livre et sa couverture, en distorsion, offrent une mise en abyme du projet offert aux lecteurs. Une volonté d’ouverture (fenêtre aux battants écartés), de jovialité (ciel bleu en arrière-plan et rose en encart), de second degré (un fauteuil – d’académicien – flotte dans un tourbillon de noms d’auteurs et autrices). Derrière, la solennité d’une institution prestigieuse, l’Académie royale… séduit davantage, dans sa ligne épurée.

Un avant-propos du Secrétaire perpétuel Yves Namur prolonge l’état d’esprit de la couverture, en révélant la genèse de l’ouvrage :

Voici quelques mois, Corinne H., la fidèle collaboratrice (…) qui aura épaulé cinq secrétaires perpétuels (…) s’était donc mis en tête d’effectuer du rangement dans son bureau. (…) 

Et la dame d’exhumer un texte de l’un des sociétaires, aujourd’hui décédé, Jean Muno. Or cette nouvelle oubliée, Un touriste, possède la singularité de se dérouler au sein du palais des Académies. Un échange de regards complices entre le Secrétaire perpétuel et sa secrétaire, et la conclusion de se partager :

Pourquoi nos membres n’écriraient-ils pas, eux aussi, une nouvelle qui aurait, peu ou prou, une relation quelconque avec ce palais ? 

Distorsion encore. D’un côté, un quant à soi débonnaire mais, de l’autre, un subtil clin d’œil à l’histoire des Lettres. Ah, ces supercheries littéraires des 18e et 19e siècles ! Avec leurs récits-cadres où un avatar de l’auteur vient annoncer la manière romanesque dont un récit, un mystère, une aventure lui ont été confiés, qu’il se propose de distiller.

Jean Muno donc, au départ de l’action. Que raconte Le touriste ? Un quidam, jeté par son Irène, entame une errance dans les rues de Bruxelles, aboutit dans le parc de la Warande, s’y abandonne à la rêverie, au farniente, mais un orage gronde, il tente de dénicher un abri, s’aventure jusqu’à la porte à peine « contre » d’un palais situé à la droite de celui du Roi, la pousse et… Le début d’une balade au cœur d’un somptueux édifice aux allures de moulin, où il est loisible de traverser d’immenses pièces et des couloirs kafkaïens sans être interpellé, remarqué. Il y trouve abri pour la nuit, régule sa vie pour échapper aux contrôles, semble s’installer à demeure :

J’ai enfin le temps de vivre. Je me promène, je prends les derniers beaux soleils d’octobre. De plus en plus souvent, casanier de nature, sur mon propre toit. Au détour des versants et des faîtages, on y découvre des vues superbes et inédites sur le Palais royal, les frondaisons du parc, la ville… 

Jean Muno ! Jacques De Decker, le prédécesseur d’Yves Namur, le citait comme parangon du réalisme magique, ce courant qu’il plaquait au frontispice de l’identité artistique belge, la faisant remonter au peintre Jérôme Bosch. Une vie de palais s’ouvre donc sur une réédition du texte de Muno (verve et humour) puis cède la plume à onze actuels sociétaires : Jean Claude Bologne, Corinne Hoex, François Emmanuel, Jean-Baptiste Baronian, Paul Emond, Sylvie Germain (membre française), Luc Dellisse, Nathalie Skowronek, Éric Brogniet, Véronique Bergen et Yves Namur. Du beau monde, et il sera éclairant d’analyser comment chacun s’acquitte de sa mission, le même défi révélant les abîmes qui peuvent séparer telle ou telle plume : l’une se consacre avant tout à la manière de dire les choses, à la construction des phrases, aux enchevêtrements de mots ; une autre, privilégiant la fluidité narrative, s’évertue a contrario à conter, captiver ; une troisième s’attachera à la survenue d’émotions…

Une vie de palais, louvoyant parfois vers Magritte ou Delvaux, décline un formidable arc-en-ciel de couleurs, auquel ne participent pas – on s’en étonne, on le regrette – des conteurs émérites de notre académie : Armel Job, Jean-Philippe Toussaint, Amélie Nothomb ou Xavier Hanotte.

Et si ce livre, au-delà de son premier degré ludique, de son deuxième niveau d’exercice de style, déclinait une interrogation sur la vanité des apothéoses, voire une mise en abyme de notre condition humaine. C’est qu’il se dégage, in fine, une grande cohérence des fragments assemblés, un étonnement ontologique face à la vie. Pourquoi sommes-nous là ? Quelle est notre légitimité ? Nous ne faisons que passer et sommes vite réduits à deux lignes dans un livre jamais feuilleté au creux d’une étagère inaccessible. Que faire ? Comment s’occuper, comment se connecter au monde, aux gens qui nous entourent ? Comment encore s’émerveiller tout en sachant que le néant… ?

Philippe Remy-Wilkin

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