Mystique et athée

Un coup de coeur du Carnet

Jean Claude BOLOGNE, Une mystique sans Dieu, Paris, Albin Michel, 2015, 327 p., 20,90 €/ ePub : 14.99 €   ISBN : 978-2226258519

bologne_cottonIl y a quarante ans, Jean Claude Bologne a vécu durant quelques instants « une expérience fulgurante de l’absolu ». Quelques instants qui ont marqué et transformé toute sa vie. En 1995, il a consacré à cette expérience mystique, exempte de toute référence à Dieu, un premier essai qu’il considérait comme une délivrance, pensant n’avoir plus à revenir publiquement sur le sujet. N’empêche, alors que le temps a passé « sans rien changer à la brutalité de la mémoire », il s’est résolu, poussé par « les confidences que le livre a suscitées » et par « les réflexions qui l’ont prolongé » à témoigner « avec moins de lyrisme et de candeur » de « l’instant où le monde a basculé » et de la faculté de survivre « à l’immense désarroi de ne plus le connaître ». En précisant aussi que cet instant, « on ne peut que le vivre » sans qu’on puisse le provoquer ou le renouveler volontairement, sa marque étant du reste indélébile. Quant au caractère « ineffable » de l’événement, il implique, par définition, que son abord oblige à des détours par les approximations de ce qui peut être exprimé.

Rappelons que le romancier et essayiste Bologne, médiéviste et historien des mœurs, est aussi un pédagogue particulièrement soucieux de probité intellectuelle. Et c’est un des intérêts majeurs de ce nouveau livre que d’approcher avec la même rigueur un phénomène a priori nimbé d’irrationalité.  Préalable indispensable à cette étude : le ressenti subjectif de l’auteur face à cet « instant ».

« Appelons-le absolu – le mot Dieu ne m’a jamais traversé. Parlons de joie – l’extase m’a toujours semblé une maladie honteuse. De certitude – la foi du charbonnier m’a toujours laissé sceptique. De néant – je ne connaissais même pas le mot « kénose » ».

bologne portraitIl s’agit alors de confronter ces notions ressenties au plus grand nombre d’expériences réputées « mystiques » depuis celles qui se réfèrent à un Dieu et surtout à cet absolu dont il est absent et que l’on vient d’évoquer, jusqu’aux malentendus de certains EMC (états modifiés de la conscience) relevant de causes naturelles, accidentelles ou artificielles.  À ce propos, l’auteur emboîte le pas au philosophe Michel Hulin : « Seuls revêtiront, à nos yeux, une signification mystique ceux des EMC à la faveur desquels le sujet éprouve l’impression de s’éveiller à une réalité plus haute, de percer le voile des apparences, de vivre par anticipation quelque chose comme un salut ». Bologne précise par ailleurs : « J’appelle mysticisme une expérience de mise en contact direct et inopiné avec une réalité qui dépasse nos perceptions habituelles,  et qu’on peut ressentir tour à tour comme étant le vide ou l’infini ». Avant d’explorer le champ historique, il prévient aussi : « j’ai voulu donner la priorité  aux récits de ceux qui, en dehors d’un cadre religieux, ont vécu des expériences dans lesquelles je me suis peu ou prou reconnu ». S’ensuit l’évocation très documentée de nombreux témoignages vécus, théories, observations, écrits ou commentaires, à travers le temps et les cultures, exprimés par des personnalités de tous bords : historiens, artistes, philosophes, écrivains, poètes, médecins… Des athées, mais aussi des croyants, des religieux, des grands mystiques (Eckhart, Porete, Hildegarde, etc.)  dans la mesure où leur ressenti échappe aux carcans dogmatiques. On rencontre ainsi sur ce chemin escarpé Apollinaire ou Borges, Ionesco ou Mallarmé, Bertrand Russell ou Henri Michaux, Proust ou Nietzsche, Ramon Lulle ou Marcel Moreau, Claire Lejeune ou Werner Lambersy… Au total une petite centaine de noms dont chacun bénéficie en fin de volume d’une rubrique personnalisée pour « savoir d’où l’on parle ». Cela dit, l’expérience mystique, telle que vécue par Jean Claude Bologne, loin de replier sur lui-même celui qu’elle a visité, lui ouvre une forme de possession lucide et généreuse du monde qui l’entoure. Elle rend responsable et met à l’abri de la frilosité d’agir comme de la peur de la mort. Au passage, l’écrivain Bologne fournit la clé d’une œuvre notamment vouée à la Nouvelle Fiction et transfusée par cette expérience: « Persuadé qu’une fiction qui ne se laisse pas guider par une imagination capricieuse mais qui chercherait à épouser le sens du monde, trouverait cette nécessité interne, qui reste pour moi le masque le plus fidèle d’une vérité inaccessible » et il poursuit : « désigner l’imposture du masque, et du masque sous le masque, demeure pour moi la seule manière d’inviter chacun à ôter le sien,  jusqu’au pur noyau du néant qu’il peut retrouver au fond de lui ».

Ghislain Cotton

♦ Écoutez Jean Claude Bologne parlant d’Une mystique sans Dieu au micro d’Edmond Morrel, sur espace-livres :