Marcel Lecomte : l’envergure du spectre

Marcel Lecomte, entre présence et absence, dossier dirigé par Paul ARON et Philippe DEWOLF, Textyles n° 52, Samsa, 2018, 184 p., 15 € / PDF : gratuit, ISBN : 978-2-87593-155-9

aron_textylesParmi la constellation surréaliste, Marcel Lecomte (1900-1966) serait à ranger du côté des nébuleuses, tant son œuvre, son apport et sa personnalité demeurent méconnus. En attendant que paraisse la biographie annoncée que lui a consacrée Philippe Dewolf, la cinquante-deuxième livraison de la revue Textyles vient combler quelques vides, avec un ensemble de contributions aussi éclectiques que substantielles.

La présentation du dossier consacré à cet invisible omniprésent – c’est l’un de ses titres qui, doit-on le rappeler, inspira son appellation au périodique Le Carnet et les Instants –, nous apprend que si son œuvre littéraire tient en deux modestes volumes, elle se complète de maints écrits de presse (chroniques, critiques, articles politiques), d’importantes correspondances ainsi que de traductions (de l’allemand et du néerlandais), pour révéler une vie toute consacrée à la littérature.

lecomte le carnet et les instantsRétif aux dynamiques de groupe (au point que lui sera signifiée son exclusion du groupe surréaliste), marginal insoupçonnable portant cravate et imperméable, Lecomte est fondamentalement un solitaire – ou un isolé volontaire, selon le point de vue d’où l’on se place. Entre la rédaction de six tracts dans la série Correspondance, entre novembre 1924 et juin 1926, au Sens de la vie, publié à titre posthume par Mariën aux éditions des Lèvres nues en 1968, Lecomte demeure un compagnon de route du surréalisme, mais ses centres d’intérêt multiples l’amènent à explorer d’autres domaines. La philosophie par exemple, et Jacques Aron le rappelle en évoquant, parmi les maîtres à penser majeurs de Lecomte, la figure du juif allemand Constantin Brunner, à qui l’on doit la somme La Doctrine des hommes d’esprit et du peuple, l’essai Matérialisme et Idéalisme ainsi qu’un journal philosophique. À partir de ces deux dernières sources, Lecomte constituera en 1949 une brève anthologie pour la Revue 84, éditée chez Minuit. Selon Jacques Aron, les extraits choisis et traduits par les soins de Lecomte manifestent entre ces deux esprits une parenté « par une sage lenteur dans l’approche des phénomènes et une méfiance quasi viscérale envers tout ce qui brille d’un éclat qui pourrait n’être qu’illusion et séduction de l’instant ». Cette essentialité de la lenteur se retrouve dans le parallèle judicieux que trace Jacques Carion entre les productions respectives de Lecomte, Michaux et Desmeth.


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La contribution de Gwendoline Morán Debraine invite à saisir les connexions intimes entre le poète et le critique d’art à travers ses pages sur Magritte, Lacomblez ou, plus inattendu, l’ésotérisme, matière en laquelle Lecomte était un authentique érudit. Gérald Purnelle étudie avec précision son esthétique du poème en prose tandis que Philippe Dewolf sonde la correspondance avec Jean Paulhan, ensemble qui témoigne d’une fidélité intellectuelle et amicale étendue sur quatre décennies.

Marie Godet aborde quant à elle l’un des pans les plus délicats de l’énigme Lecomte, à savoir son parcours d’écrivain durant l’Occupation, et qui épouse « les remous traversés par le mouvement [surréaliste] durant les années 40 ». Dans une note, la chercheuse signale que Lecomte se situe sur une ligne de crête assez symptomatique de l’époque – et périlleuse – « entre écriture de la résistance et écriture de la collaboration […] puisqu’il participe la même année à Messages, associé à la Résistance, et à la nrf de Drieu la Rochelle ». L’article de Philippe Dewolf rappelle cependant que ce n’est pas suite à une démarche directe auprès de l’écrivain collaborationniste que Lecomte fera paraître son texte « Souvenir déterminant » dans la livraison de juin 1942 ; c’est bien par le truchement de Jean Paulhan seul que ce texte (issu d’un collectif entrepris début 1941 par Lecomte, Nougé et Goemans) sera transmis à Drieu…

Un dossier essentiel donc à la redécouverte de Marcel Lecomte et à la juste mesure de l’envergure de son spectre.