Si certains ont l’esprit d’escalier et se mordent la langue de n’avoir pas su choisir leurs mots à temps, c’est pourtant au bas des marches de sa maison d’Esneux que Françoise Salmon, jusque-là avocate, décide un jour de consacrer désormais une belle part de sa vie aux textes. Depuis la création de Murmure des soirs, il y a dix ans, celle qui s’est forgée comme éditrice entièrement sur le terrain – et y voit une réjouissante formation continue – a publié une quarantaine d’auteur.e.s belges (soit presqu’une septantaine de parutions à ce jour) dans des genres variés.
Du roman à tonalité poétique (comme ceux de Martine Rouhart ou Mon frère et moi d’Erik Sven) au roman policier (comme les récents Kennedy et moi de Michel Lauwers ou Mea culpa de Nicole Thiry), du texte fantastique au recueil de nouvelles (e.a Du côté des librairies – collectif), du livre inédit en format poche (e.a. Les citrons de Claire Deville ou Histoire de Bruna de Marc Pirlet, récit autour d’une rescapée de Ravensbrück) jusqu’au roman historique (comme le tout neuf et vibrant Cavales de Béatrice Renard), Murmure des soirs témoigne d’une constante envie de faire passerelle entre les auteur.e.s et le lectorat. De cette volonté de trouver pour d’autres des textes compagnons de route « d’une heure, d’un jour ou de longs moments choisis ».
Les débuts
Pour celle qui n’était au départ pas au fait des codes ou des particularités du métier d’éditrice, le pied à l’étrier vint d’une rencontre avec Jean Bertot, le fils de Thomas Owen : « Avec un de mes amis, Jean-Louis Étienne, nous avons eu grâce à lui accès aux carnets de l’auteur. Nous avons opté pour une collation de cette matière plurielle. Il avait des réflexions sur des tas de sujets : les femmes, l’état, la politique, l’amitié. Il faisait preuve de beaucoup d’esprit caustique, cet homme-là. Il avait aussi entamé un roman fantastique, La porte oblique, qui est resté inachevé. Dans ce premier livre publié par la maison (ndlr : c’est Jean-Louis Étienne qui signe la postface et la biobibliographie), nous avons également ajouté une nouvelle inédite ». Cette opportunité pour la maison en création d’éditer un auteur patrimonial reconnu s’accompagnera d’une autre chance, assez inespérée pour des débuts : la possibilité de publier au même moment Narconews, roman d’Alain Dartevelle, figure déjà bien identifiée dans le monde des littératures de l’imaginaire. « Je ne suis pas nécessairement attirée par la science-fiction », nous confie Françoise Salmon « mais j’aime ces textes qui nous emmènent de l’autre côté du miroir ».
Elle publiera par ailleurs quelques autres titres dans cette collection de littérature fantastique, comme D’un certain février de Nancy Vilbajo (texte qui s’articule autour d’une nouvelle de Gérard Prévot – fer de lance du genre aux côtés de Ray ou Owen – et prend pour territoire la ville de Binche) ou les recueils de nouvelles (L’armistice se lève à l’Est, C’était demain) de Jean-Marc Rigaux, auteur habitué de la maison (et par ailleurs remarqué pour son habile thriller Kipjiru 42… 195, dans le milieu des marathons et des lourds secrets des fédérations olympiques). Murmure des soirs empruntera par la suite davantage la piste des romans de littérature générale, avec la conviction que notre pays regorge de talents : « En dix ans, je ne m’attendais pas à recevoir des manuscrits d’une telle qualité. Nous avons des talents extraordinaires en Belgique, et je voudrais qu’on arrête de considérer notre production comme le Nescafé de la France ».
Une maquette et des collections en évolution
À l’origine, les livres publiés dans la collection de littérature générale de Murmure des soirs affichaient, outre le logo orné d’une théière et d’une plume, une couverture rouge tirant sur le bordeaux et une bandelette translucide avec une citation manuscrite de l’auteur sur son rapport à l’écriture. L’éditrice est toutefois restée à l’écoute des retours des libraires. Ces prescripteurs de premier plan lui glissent à l’oreille que les lecteurs accrochent plus volontiers à une couverture ornée d’une photo. En 2018, au moment de la sortie de Pur et Nu de Bernard Antoine (dense et passionnante quête de vérité d’un journaliste sur fond des années de fer allemandes et de la naissance de la Fraction armée rouge), les maquettes se transforment donc pour arborer une couverture majoritairement blanche ornée de photographies ou d’illustrations en vignettes, le plus souvent triples (à la façon d’une pellicule). Le logo affiché au recto se simplifie, et la réconfortante théière trouve sa place sur le dos des livres. Du côté de « Soirs Noirs » (la collection consacrée au roman policier et au polar, en développement notable), le principe est équivalent – mais avec une atmosphère nocturne et une image pleine, cette fois. Les livres s’accompagnent par ailleurs d’un marque-page avec un graphisme similaire et sont ou non garnis de rabats, suivant le format du volume. L’éditrice se réjouit de ce changement : « Je me rends compte qu’ils ont une plus belle visibilité en librairie, et on les reconnait – j’aime bien une certaine unité de collection. Les couvertures trop disparates ne reflètent pas assez une maison. Choisir les images adéquates pour la cohérence avec le texte, c’est aussi un aspect agréable. »
L’éditrice, qui dès ses débuts avait en ligne de mire la littérature belge et souhaitait d’emblée développer plusieurs collections, a laissé en dormance certaines d’entre elles – comme « Les Érotiques » (où l’on trouve Histoire de culte, recueil du pluriel Dominique Maes) ou les « Aphorismes » (qui comporte l’unique Ainsi râlait Zara Fouchtra de Ghislain Cotton) – faute de recevoir des textes qui correspondent à ses critères de qualité.
Éditer : le privilège du pas-de-deux
Françoise Salmon nous confie avoir réceptionné jusqu’à trois ou quatre manuscrits par jour (par mail ou courrier traditionnel) dans les périodes les plus denses et continuer aujourd’hui en recevoir jusqu’à quinze par semaine – évidemment pas tous publiables. Elle détaille sa manière de travailler : « Une fois qu’on reçoit un manuscrit, nous sommes trois (ndlr : Thierry Detienne et Frédéric Kurz, tous deux bénévoles) à examiner le texte et à estimer l’intérêt de publier. Une fois qu’une décision positive est prise, nous contactons l’auteur.e et nous le.la rencontrons personnellement pour en apprendre davantage sur son parcours. C’est toujours une des trois personnes du comité de lecture qui va prendre en charge l’accompagnement du texte. Je considère cette étape-là comme un des privilèges en tant qu’éditrice. Il y a évidemment les corrections orthographiques ou grammaticales – ça va de soi ! – mais on fait surtout des suggestions, on souligne peut-être les passages qu’on trouve un peu plus maladroits, les parties qu’on jugerait bon de supprimer ou de raccourcir etc. – c’est une discussion en réelle concertation avec l’auteur. C’est toujours très riche de discuter d’une phrase, d’un rythme, d’un propos. C’est comme ça que je conçois le métier : permettre au texte de sortir de sa gangue – si toutefois cela est possible ! Parfois, il y a beaucoup à faire, parfois – et même souvent – il n’y a pas trop… mais le processus prend néanmoins plusieurs mois, entre les allers et retours et nos emplois du temps occupés par d’autres fonctions ».
Un rhizome liégeois et une relation de confiance
Françoise Salmon trouverait par moments plus facile d’avoir le siège de sa maison à Bruxelles (plus centrale et optimale pour une tournée des librairies facilitée) que dans la province de Liège, mais elle se réjouit du dynamisme de la ville ardente, d’où proviennent nombre de ses auteurs : « La situation de la maison a joué un rôle dans la constitution du catalogue, ça oui ! On peut citer notamment Pierre Hoffelinck qui n’est pas très loin et a signé deux textes chez nous (ndlr : Relation de Karl Götz et Les héritiers de Portavent), Paul De Ré qui est aussi dans la région ou encore Michaël Lambert (et e.a. son Femmes de Rops, facétieuse biographie du peintre, ndlr). C’est également plus facile d’y organiser des évènements : je connais davantage de lieux, de partenaires possibles ».
Chez Murmure des soirs, beaucoup des relations se construisent sur la durée : « Nos auteurs sont bien entendu libres de publier où ils le veulent – je ne leur fais pas signer de contrat d’exclusivité, mais je pense que nous tissons des liens particuliers, basés sur l’amitié et une profonde confiance. Cela les encourage à me confier d’autres textes, même s’ils savent qu’il m’arrive d’en refuser certains. Pour Michel Lauwers ou Jean-Marc Rigaux, nous voilà déjà au quatrième texte ensemble, pour Marc Pirlet, au cinquième ! ”
S’entourer, mutualiser les forces
Parce que faire naitre un livre puis le défendre prend du temps, et que c’est actuellement une fonction dont elle ne peut pas prétendre vivre, la dynamique Esneutoise publie une moyenne de six à sept titres par an, avec un tirage de 300 à 500 exemplaires par volume. Aujourd’hui, Murmure des soirs est entièrement auto-diffusée et auto-distribuée en Belgique, tandis qu’en France, elle bénéficie de l’appui logistique de la librairie Wallonie-Bruxelles. Elle est par ailleurs intégrée au regroupement des Éditeurs singuliers dont Françoise Salmon souligne l’importance : « On ne dit pas assez combien leur travail est remarquable. Thierry Horguelin (ndlr : le coordinateur des Éditeurs singuliers) abat un travail considérable et fait avancer les choses sans jamais se mettre en lumière. Sans cela et l’ADEB, je n’en serais pas là où je suis ». Tout au long de l’entretien, l’éditrice, viscéralement animée par sa passion malgré toutes les nouvelles connaissances que ce métier demande d’acquérir (de la communication aux réseaux sociaux en passant par l’événementiel ou la gestion des stocks), n’aura de cesse de prôner davantage de mise en commun des savoirs et compétences et des politiques culturelles transversales qui tiendraient compte de tous les acteurs de la chaîne : « La politique d’achats massifs, désormais reconduite, est une mesure importante. Il nous faut davantage d’initiatives comme celle-là ».
Anne-Lise Remacle
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°208 (2021)